Art de la mémoire : une autre économie des images

A une époque où les documents écrits étaient rares et difficiles d’accès, les Anciens inventèrent un système codifié de mémoire artificielle, permettant la conservation des souvenirs sous forme d’images placées à l'intérieur de lieux mentaux. Développée jusqu’à la Renaissance, cette pratique tomba en désuétude à partir du XVIIème siècle, du fait entre autres de la banalisation de l’imprimerie. A la fois technique de mémorisation et système de représentation du macrocosme, les arts de la mémoire proposent un mode de navigation original à travers des espaces totalement imaginaires, dont s’inspirent aujourd’hui plus ou moins ouvertement certains travaux artistiques ou scientifiques.

Scène fondatrice

Au cours d’un banquet offert par Scopas, noble de Thessalie, le poète Simonide de Céos est invité à composer un poème lyrique en l’honneur de son hôte. Simonide s’exécute, mais inclut dans son panégyrique un passage à la gloire de Castor et Pollux. Blessé dans son orgueil, Scopas décide de ne verser au poète que la moitié de la somme due, les Dieux Jumeaux étant censés payer l’autre moitié. Quelques instants plus tard, Simonide est informé de la visite de deux jeunes gens qui l’attendent à l’extérieur. Le poète va à leur rencontre, mais ne trouve personne à l’entrée. C’est alors que le toit de la salle du banquet s’effondre, tuant sur le coup la totalité des convives. Incapables d’identifier les corps, les parents des victimes s’en remettent à Simonide, qui réussit à retrouver le nom de chacun d’eux en se remémorant leurs places respectives autour de la table. C’est ainsi, rapporte Cicéron dans le De Oratore, que Simonide découvrit les principes de l’art de la mémoire : « choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses qu’on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux. Alors l’ordre des lieux conserve l’ordre des choses ; les images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont les lettres qu’on y trace ».

Travelling mental

Partie intégrante de la rhétorique, l’art de la mémoire représentait dans l’antiquité une discipline particulièrement importante, qui palliait à sa manière l’absence d’imprimerie ou de papier pour prendre des notes. Elle s’appliquait notamment aux orateurs pour les procès ou les discours politiques, aux acteurs pour leurs rôles dramatiques, aux rhéteurs qui enseignaient l’art de bien parler, au rhapsode qui apprenait et récitait les oeuvres des poètes, et de manière générale à toute personne désireuse d’emmagasiner dans son esprit des savoirs, des récits, ou des poèmes. La mnémonique utilisée consistait dans un premier temps à fixer dans la mémoire une série de lieux (maison, entrecolonnement, angle, arc...) appartenant à un ensemble architectural donné (église, rue, bâtiment familier...), et à placer ensuite dans ces lieux des images suffisamment marquantes pour évoquer les faits à rappeler. Pendant son discours, l’orateur antique n’avait plus qu’à parcourir en imagination son bâtiment de mémoire et à en extraire les images, dans l’ordre déterminé par la succession des lieux.

Modus operandi

Cette mémoire artificielle fondée sur les lieux et les images obéit des règles bien précises. Les lieux doivent former une série ordonnée et se situer de préférence dans un endroit désert, de façon à ce qu’aucun mouvement de foule ne parasite le rappel des images. Il importe par ailleurs qu’ils ne se ressemblent pas trop, pour limiter les risques de confusion, et qu’ils soient de taille moyenne (ni trop grands - les images deviendraient alors trop vagues -, ni trop petits - car cela risquerait de créer un encombrement dans la disposition des images -). Ils ne doivent pas être trop éclairés, pour éviter le scintillement des images, ni être trop sombres. Ils doivent être suffisamment espacés - une dizaine de mètres environ -, car « comme l’œil externe, l’œil interne de la pensée perd de sa puissance quand on place l’objet de la vision trop près ou trop loin ». A noter qu’un même ensemble de lieux peut être utilisé plusieurs fois pour se rappeler des choses différentes : lorsque les images non utilisées se sont évanouies, le bâtiment de mémoire est susceptible d’en accueillir de nouvelles, « comme les tablettes de cire qui restent prêtes à l’emploi, après que les inscriptions d’origine ont été effacées ».

Les images quant à elles doivent être les plus frappantes possibles, « car cela nous garantira plus de facilité à nous les rappeler ». Le monde imaginaire parcouru par l’orateur est ainsi peuplé de figures et d’objets extraordinaires, plus « sensationnels » les uns que les autres. Libérées de tout contenu moral, ces images - souvent violentes ou érotiques - n’ont qu’un seul but : donner un choc émotionnel à la mémoire. Le rapport entre l’image-support et l’objet à rappeler relève souvent de l’association d’idées ou du jeu de mots, selon un processus proche de celui décrit par la psychanalyse pour l’interprétation des rêves. Cicéron cite ainsi l’exemple d’un orateur qui pour mémoriser une scène faisant intervenir plusieurs témoins (désignés par le mot latin testes) se réfère à l’image d’un bouc ayant d’énormes testicules !

Résurgences

Un tel système de mémoire semble aujourd’hui difficile à appréhender. Et les traités antiques fournissent peu d’exemples qui permettent d’en illustrer le contenu. Pour certains, l’Inferno de Dante constituerait une résurgence caractéristique des arts de la mémoire : Le poème n’est il pas construit autour d’une série ordonnée de lieux, dans lesquelles s’inscrivent des images toutes plus frappantes les unes que les autres, destinées à mémoriser l’Enfer et ses châtiments ? Plus proches de nous, les constructions littéraires d’un Raymond Roussel ont souvent été rattachées elles aussi à cette tradition (pour Locus Solus notamment). En fait, c’est la littérature médicale qui fournit les indications les plus claires sur le mode opératoire de cette mnémonique. Le neurologue Alexandre Luria cite ainsi l’exemple d’un patient capable de reproduire de mémoire des listes impressionnantes de mots et de chiffres : « il voyait une image correspondant à chacun de ces mots (...) et alignait ces images le long d’une route ; tantôt c’était une rue de sa ville natale ou la cour de la maison où il passa son enfance et dont l’image s’était fortement gravée dans sa mémoire, tantôt c’était une rue de Moscou, qu’il empruntait fréquemment (...). Il la descendait lentement et disposait les images devant les maisons, les portes cochères ou les vitrines des magasins... ». Cette technique, qui reprend à la lettre les préceptes antiques, explique non seulement les performances du patient, mais aussi la nature de ses oublis : certains mots de la liste se trouvaient ainsi omis du fait que l’image correspondante était mal placée et devenait invisible à la relecture (crayon disposé devant une barrière, œuf posé devant un mur blanc)...
Aujourd’hui, c’est la réalité virtuelle (RV), voire certains jeux interactifs sur cédérom, qui semblent se rapprocher le plus de ces constructions mnésiques. L’immersion dans un espace architectural totalement virtuel, la déambulation imaginaire à travers des lieux rigoureusement ordonnés, le surgissement d’images fantasmagoriques propres à frapper les esprits, la primauté accordée au sens de la vue - considéré dans l’antiquité comme le plus subtil et le plus fiable pour fixer et raviver le souvenir -, sont autant de points communs qui relient les dispositifs actuels de RV, à la tradition des arts de la mémoire.

Architecture relationnelle

Certains artistes impliqués dans la mise en œuvre d’installations de RV n’hésitent d’ailleurs pas à se référer explicitement à l’héritage de Simonide. C’est le cas par exemple de Rafaël Lozano-Hemmer, pionnier de « l’architecture relationnelle ». Définie comme « l’actualisation technologique du contexte urbain par une mémoire extérieure », l’architecture relationnelle dématérialise les contextes urbains en les rendant interactifs. Dans le cadre de l’application « Displaced Emperors » présentée en septembre 1997 au festival d’art électronique de Linz (Autriche), le public, doté d’interfaces de téléprésence (« Architact »), était ainsi invité à interagir avec le château de la ville. En pointant le doigt en direction de telle façade, le participant avait la faculté de faire surgir en lieu et place du château l’image virtuelle d’un autre bâtiment; et en « cliquant » à distance sur telle fenêtre, de faire advenir un morceau de musique, censé provenir d’une des pièces du monument virtuel. L’espace public se trouvait ainsi totalement décontextualisé, dépouillé de son évidence immédiate, pour laisser place, comme par enchantement, à des formes nouvelles révélées par la gestuelle des participants.

La peau du virtuel

Dans un autre ordre d’idées, l’installation interactive Worldskin proposée par Maurice Benayoun pose elle aussi la question des rapports entre mémoire et images. Worldskin se présente comme un « safari photo au pays de la guerre ». Les participants sont invités à déambuler en touristes, un appareil photo à la main, à travers un environnement virtuel simulant, autant par le son que par l’image, le paysage de la guerre. Face à ce spectacle, les touristes prennent des clichés. Chaque image saisie est imprimée, mais chaque fragment photographié disparaît de la scène, remplacé par sa silhouette noire. Rapidement, les touristes adoptent un comportement compulsif, et le monde s’efface au fil des prises de vues, tandis que le déclic des appareils se muent peu à peu en détonation d’arme à feu. L’agression change de camp. « Ce qui est jeu ici, souligne Maurice Benayoun, c’est la place de l’image dans notre prise de possession du monde ». Prendre une image, c’est à la fois la capturer, se l’approprier de manière quasi fétichiste, et l’effacer. La trace papier est l’alibi de ce blanchiment : on préfère révéler la scène, au prix de son effacement, plutôt qu’intervenir. Bonne conscience versus bonne mémoire... Au final, ne subsistent que des ombres pétrifiées, sur fond de combats assourdissants...

Les micro-mondes de Memx

Certaines applications scientifiques, comme le système Memx, contribuent également à renouveler notre mode d’appréhension des images du point de vue de la mémoire. Conçu par l’INSA Informatique de Lyon, Memx se présente comme un outil hypertexte de rééducation de la mémoire, utilisant les ressources du multimédia pour simuler sur PC « des micro-mondes » avec lesquels le patient est invité à interagir. Ces micro-mondes renvoient à des scènes de la vie quotidienne, correspondant à trois environnements distincts : la cuisine, l’atelier, la ville. Dans les deux premiers environnements, les actions à mémoriser sont essentiellement centrées sur le patient (ouvrir et fermer des placards ; ranger des objets à l’intérieur ; classer ces objets), tandis que dans le troisième cas, le patient doit mémoriser des repères pour se situer lui-même dans un environnement englobant. Concrètement, le malade a la possibilité d’intervenir sur différents scénarios, à base d’événements liés spatialement et chronologiquement. Il explore des scènes virtuelles, exécute des tâches, et tente de reproduire de mémoire certaines opérations. Objectif : « faciliter la structuration par le patient des dimensions espace-temps de son environnement, dans le cadre d’une rééducation de la mémoire par l’action ». En l’occurrence, soulignent les auteurs du système, les micro-mondes simulés sur ordinateur permettent de trouver un juste équilibre dans la représentation de la réalité. Ils instaurent un espace de relation à mi-chemin entre la réalité ordinaire (trop complexe) et la fiction totale (étrangère au malade). Grâce à ce « champ transitionnel », le patient peut se retrouver plus facilement, comme dans une pièce de théâtre dont il serait acteur à part entière.

A travers tous ces exemples se dessine une autre économie des images. Au-delà des propos convenus dénonçant la prolifération des espaces virtuels (violence des programmes, abrutissement des individus, robotisation des comportements, perte de sensibilité, abolition de la réalité, crainte de voir la mémoire humaine se décharger sur la mémoire morte des ordinateurs, etc.), la tradition des arts de la mémoire nous invite à appréhender différemment nos environnements saturés d’images. Plus qu’une technique d’anamnèse destinée à pallier l’absence de support d’enregistrement, les arts de la mémoire s’affirment comme une manière originale de mettre en ordre le monde (le macrocosme) et de le faire entrer dans le microcosme d’une tête humaine. C’est ce même projet que poursuivent aujourd’hui par des voies détournées certains artistes et scientifiques, loin de l’engouement suscité par la multiplication des capacités de stockage et les promesses d’une compilation intégrale des données disponibles.

Edité dans la revue d'art contemporain Bloc_notes en janvier 2000

A consulter : http://simonide.net/
Frances A. Yates : L’art de la mémoire ; Editions Gallimard, 1966
Jacques Roubaub et Maurice Bernard : Quel avenir pour la mémoire ? ; Editions Découvertes Gallimard, 1998
Alexandre Luria : Une prodigieuse mémoire ; Editions Delachaux et Niestlé, 1970
Revue Traverse, N°40 : Théâtres de la mémoire, Editions Centre Georges Pompidou, 1987 Sophie Delouis & Jacques Kouloumdjian : MemX, techniques hypertexte & multimédia pour la rééducation de la mémoire ; Actes du Colloque Interface des Mondes Réels & Virtuels, 1992
Rafaël Lozano-Hemmer : architecture relationnelle ; Actes d’Imagina, 1998
Maurice Benayoun : La peau du virtuel ; Actes d’Imagina, 1998