L'archipel du loisir : naufrage à Orlando

Retrouver son âme d’enfant, revenir aux questions essentielles (business or leisure ? chicken or beef ?), partir sur de nouvelles bases : votre voyage à Disney World s’annonçait sous les meilleurs auspices. Et pourtant...

Dès l’arrivée à l’aéroport, vous flairez le piège : moiteur suffocante, hordes ventripotentes en bermudas fluo, et - signe qui ne trompe pas - teutons omniprésents. Le fourgon qui vous mène à l’hôtel (15$ les 3 km) traverse un no man’s land de baraquements et de panneaux publicitaires : live size dinausaurs, terror on church street, alien encounter... Terminus Motel 6, juste en face des studios Universal. Devise du camp : « You’ll feel the force, you’ll face the fury, you’ll ride it out » !

Heureusement, il y a la télé. Comme dit la pub pour ABC, « Before TV, two world wars. After TV, zero ». Vous prenez la télécommande et butinez Monica Lewinsky, le divorce de Murdoch, le bébé de Jody Foster, la confession de Jerry, transsexuelle devenue bi à cause de son copain gay... Sur ESPN, Bernadette Chirac donne le change en accueillant le tour de France en Corrèze. La séquence est sponsorisée par Ikazu, « le 4/4 qui passe même là où les vélos ne passent plus ».
Vous essayez de trouver le sommeil en comptant les vaches. Peine perdue. Tout le quartier résonne des cris des suppliciés jetés dans le vide (Skycoaster) ou passés à la baignoire (Wet’n wild, Sea World). Vers deux heures du matin, les hurlements s’estompent, balayés par les coups de tonnerre et les pluies diluviennes qui s’abattent sur la ville jusqu'à l’aube. A défaut de somnifère, vous vous réfugiez dans Baudrillard : « l’Amérique est la version originale de la modernité, nous sommes la version doublée ou sous-titrée (...). Disneyland, ça c’est authentique ; le cinéma, la télé, ça c’est le réel ! (...) Ayons pour ce pays l’admiration qu’il mérite, et tournons les yeux vers le ridicule de nos propres moeurs, c’est le bénéfice et l’agrément des voyages ». Amen.

Dès le réveil, vous prenez votre ticket pour la modernité en v.o, (non sans avoir glané quelques coupons de réduction dans les prospectus locaux). Et vous vous retrouvez dans un wagon à bestiaux, direction Disney Wide World of Sports. Les kapos à l’entrée ne vous laissent aucune chance. Impossible d’échapper à ses responsabilités. Vous êtes ici à vos risques et périls. En cas de pépins (« including without limitation death »), aucune plainte ne saurait être déposée contre Disney. Voici la lettre de décharge. Please sign here... And now, enjoy !

Les réjouissances durent une semaine : séquestration en soufflerie (Twister), isolement en caisson d’apesanteur (Wonderworks), stage de survie dans le désert sur fond de tremblement de terre (force 5 sur l’échelle de Richter), marche forcée dans la fosse aux crocodiles (Gatorland’s jungle crocs of the world), séances de roulette russe avec paintballs, etc. Après avoir survécu à la « killer sea food », vous échouez en fin de soirée au club Harem (« luxurious relaxation for the discriminating ! American Express welcome »). Ce n’est pas un hasard si le père de Mickey et Picsou est aussi l’inventeur de la poupée gonflable...

Malgré les mauvais traitements, vous refusez de parler (votre vocabulaire de 300 mots de toute façon ne vous le permettrait pas). Plutôt que d’avouer votre bonheur, vous arborez un rictus crispé en travers de votre face cramoisie. La protection écran total n’empêchera pas la crémation finale. A votre chevet, l’abbé Baudrillard vous donne déjà l’extrême onction : « Les vacances ne sont pas du tout une alternative à la congestion et à la promiscuité des villes et du travail. Au contraire : on cherche l’évasion dans une intensification des conditions de vie ordinaire, dans une aggravation délibérée : plus loin de la nature, plus près de l’artifice, de l’abstraction, de la pollution totale, stress, forcing, concentration, monotonie bien supérieures à la moyenne - tel est l’idéal de la distraction populaire. Personne ne songe à se tirer de l’aliénation, mais à s’y enfoncer jusqu'à l’extase. Ca, c’est les vacances. Et le bronzage joue comme la preuve surnaturelle de cette acceptation des conditions de vie normale ».

De fait, à votre retour, vos collègues de bureau ne manquent pas de vous trouver une mine... d’enfer ! L’an prochain, promis juré, vous vous mettez au vert. Pourquoi pas la Corrèze ?

Edité en janvier 1999