Future sound of the Web

La musique en direct du créateur au consommateur : l’utopie est en passe de se concrétiser avec les premières expériences de diffusion en ligne d’œuvres phonographiques. Beaucoup y voient la promesse d’un nouvel ordre économique, où les artistes pourront faire valoir leur diversité sans subir la loi des intermédiaires. Une perspective loin d’être acquise, si l’on en juge par les manœuvres en cours.

La vente de galettes sur le net se porte bien. Des magasins virtuels de type Musicboulevard aux sites transactionnels créés par les maisons de production, en passant par Prince qui lance une souscription en ligne pour son dernier opus Crystal Ball, tous les maillons de la chaîne phonographique ont investi le réseau des réseaux pour étendre leur zone de chalandise. Dans la plupart des cas, les services proposés relèvent de la vente par correspondance classique : l’internaute consulte un catalogue électronique, passe commande et reçoit par la poste les articles de son choix.

Ces formules de vente à distance, qui ne remettent pas en cause la réalité physique du support disque, restent très en deça des possibilités ouvertes par les réseaux numériques. Haut-débit et cryptographie aidant, rien n’empêche d’imaginer des systèmes de distribution électronique totalement dématérialisés, consistant à télécharger sur disque dur, voire graver à domicile, des fichiers sons de qualité CD.

En France la société Audiosoft a été la première à expérimenter ce type d’application, en partenariat avec le câblo-opérateur Lyonnaise Câble. Testé depuis avril 1997 auprès d’un millier de foyers disposant d’un accès haut-débit à Internet sur les réseaux câblés d’Annecy, Strasbourg, Le Mans et Paris 7 ème, le service City Music propose le téléchargement d’œuvres phonographiques de toute nature (classique, pop, jazz, rock, techno…), à un tarif compris entre 5 et 25 francs par titre. Tous les fichiers transmis sont « attachés » au disque dur du destinataire et ne peuvent être lus qu’à partir de l’ordinateur, éventuellement relié à la chaîne hi-fi. A priori, aucune duplication numérique des œuvres téléchargées n’est possible. le paiement s’effectue en direct à l’aide du porte-monnaie électronique développé par Kleline, et les sommes collectées reviennent pour moitié au producteur (qui reverse des royalties aux artistes-interprètes sur une base contractuelle), l’autre moitié se répartissant entre Audiosoft, le câblo-opérateur, Kleline et les différents ayant droits. Après 6 mois d’expérimentation, City Music a généré un chiffre d’affaires de… 846F !, correspondant à une centaine de transactions. Pas de quoi révolutionner l’industrie du disque, et pourtant…

Les majors sur la défensive

Comme on pouvait s’y attendre, ce sont les labels indépendants qui se sont montrés les plus intéressés par l’expérience. « La démarche d’Audiosoft nous a paru la plus pertinente à la fois en termes de protection anti-copie et de gestion du copyright », souligne Bruno Lion, directeur du développement du label Déclic (tri Yann, Lenny Escudero, Malavoi…). La technologie développée par Audiosoft permet en effet de suivre à la trace l’exploitation des titres diffusés à partir du serveur. Chaque ayant-droit peut ainsi disposer d’un relevé complet des transactions liées à son œuvre et se faire rémunérer sur une base unitaire (alors que traditionnellement, sur les autres médias, la rémunération des ayant-droits s’effectue de façon globale, à partir de clé de répartition souvent approximatives). De là à penser qu’Audiosoft pourrait supplanter les organismes de gestion collective… « En cas de litige, les auteurs auront toujours besoin d’être défendus par des organisations indépendantes des producteurs et des distributeurs », assure-t-on à la Sacem. « Notre objectif, poursuit Bruno Lion, est avant tout de mieux faire connaître notre catalogue et de toucher une clientèle plus large, notamment dans les zones situées à l’écart des circuits de distribution traditionnels. Il ne s’agit pas de court-circuiter les intermédiaires existants, mais plutôt de les compléter afin de donner une visibilité plus grande à des productions peu ou mal diffusées ».

Les grandes maisons de production, en revanche, accueillent City Music avec beaucoup plus de réserves. Aucune major, pour l’instant, n’a accepté de voir les œuvres de son catalogue téléchargées. « Un service comme City Music a des implications délicates, reconnaît Michel Koch, responsable multimédia à Sony Music. Il remet en cause les intermédiaires existants et contribue à l’émergence de nouveaux acteurs » (tel audiosoft, spécialisé à l’origine dans le développement de produits logiciels pour l’industrie phonographique, et qui revendique aujourd’hui le statut de distributeur à part entière). « Dans un environnement encore très instable, à la fois sur le plan technique, réglementaire et commercial, il importe de rester prudent avant de cautionner telle ou telle initiative particulière ». Par ailleurs Michel Koch ne cache pas sa crainte de voir le métier même de producteur remis en cause par la dématérialisation du support disque. « Comme l’illustre déjà la vogue des compilations et autres CD 2 titres, on s’achemine vers des modes de consommation de plus en plus atomisés, qui privilégient le morceau, le fragment, au détriment de l’album original. Si chacun en vient à constituer, titre par titre, ses propres compilations, que devient le rôle du producteur » ? Celui-ci est-il condamné à devenir un simple fournisseur d’accès à des banques de sons ?

Court-circuiter les auteurs ?

Quant à la perspective de voir les artistes diffuser et vendre leurs productions directement sur le réseau sans recourir aux services d’une maison de disques, elle semble a priori peu réaliste… à moins de s’appeler Prince ou Madonna. « L’artiste aura toujours besoin d’un producteur pour se faire connaître et bénéficier d’une vraie stratégie marketing », estime Eric Gleizer, gérant du label Gorgone (Sapho, P. Léotard…). Face au développement de la distribution électronique, les intermédiaires existants – qu’il s’agisse des producteurs ou des grandes chaînes de magasins spécialisés – se trouvent moins menacés qu’on ne le dit souvent. Si les majors et autres Fnac refusent de s’associer à des expérimentations de type City Music, c’est le plus souvent avec l’arrière pensée de développer leur propre projet, pour valoriser au mieux la richesse de leur catalogue ou la notoriété de leur enseigne, sans faire le jeu de nouveaux entrants comme Audiosoft.

La distribution électronique représente toutefois une réelle opportunité pour les artistes moins connus. Certains ont ainsi pu trouver une maison de disques simplement en référençant leur CD auto-produit sur le site d’Audiosoft. Le service City Music propose en outre une fonctionnalité originale, basée sur des « agents intelligents » qui établissent le profil de l’utilisateur à partir de ses différentes requêtes et l’orientent vers des titres correspondant à ses goûts supposés. Des artistes confidentiels peuvent ainsi être découverts par un nombre accru d’auditeurs. Cela étant, l’impact de la distribution électronique ne doit pas être surestimé. A titre d’exemple, l’association Daydream, qui commercialise les albums de nouveaux groupes, a du mal à écouler plus d’une dizaine de titres par mois malgré un catalogue de plus de 1200 références.

Au-delà des expériences pionnières menées par Audiosoft en France (ou Liquid Audio aux USA, Music.Co au Japon…), le développement de la diffusion en ligne d’œuvres phonographiques donne lieu aujourd’hui à des débats extrêmement vifs entre les sociétés d’auteur et les représentants des producteurs. Tandis que les uns ne jurent que par Beaumarchais, les autres militent inlassablement pour une « adaptation » de la législation, et plus précisément pour une requalification des droits mis en jeu par la diffusion numérique en ligne. Avec un objectif clair : pouvoir exploiter les œuvres sur les réseaux sans avoir à s’embarrasser des autorisations préalables des auteurs et des artistes-interprètes. Si cette position venait à l’emporter, elle relèguerait de facto les artistes au rang de simples fournisseurs de matières premières au service des intermédiaires en place. Alors que le marché du disque semble en perte de vitesse, la distribution électronique représente un enjeu décisif pour l’avenir de l’industrie phonographique. Les conflits d’intérêt autour de ce marché émergent sont nombreux et pourraient bien se traduire, au moins à court terme, par un renforcement des clivages traditionnels, plutôt que par une « fluidification » des relations entre créateur et consommateur.

Edité en janvier 98