La lente conversion d'Hollywood à Internet

Couramment utilisées dans la production, notamment pour la réalisation d’effets spéciaux, les technologies numériques sont de plus en plus mises à contribution pour la promotion et la distribution des films. Soucieux de ne pas répéter l’erreur des majors du disque débordées par le phénomène MP3, les producteurs audiovisuels se positionnent d’ores et déjà sur le marché émergent de la distribution en ligne de films via Internet.

L’effet Blairwitch

Août 1999 : Hollywood est en état de choc. Un pseudo-documentaire bricolé en vidéo 16 mm par deux étudiants avec moins de 60 000 $ se retrouve en tête du box office, devant le dernier Spielberg. En l’espace de quelques semaines, le projet Blairwitch franchit le cap des 140 millions de dollars de recettes aux Etats-Unis, et s’affirme comme le film le plus rentable de l’histoire du cinéma. Le succès est d’autant plus inattendu qu’il prend à revers toutes les recettes marketing en vigueur à Hollywood : pas de stars, pas d’effets spéciaux, pas de matraquage publicitaire, aucune interview accordé aux médias traditionnels. Blairwitch préfère d’emblée jouer la carte du Web,à travers un site particulièrement attractif, qui réussit à drainer vers les salles un public jeune et branché de plus en plus nombreux (blairwitch.com revendique plus de 50 millions de visiteurs avant même la sortie du film en salle). Le phénomène Blairwitch marque incontestablement un tournant dans les rapports entre l’industrie cinématographique et Internet. Auparavant, le réseau des réseaux servait uniquement de support à des dossiers de presse plus ou moins étoffés : informations sur les vedettes, fiches signalétiques sur les films, présentation des coulisses des tournages, organisation de forums. Aujourd’hui, le Net représente un élément clé dans les stratégies de promotion. Les investissements affectés à ce nouveau média ont littéralement explosé, pour atteindre en moyenne 5% des budgets marketing. Et les contenus mis en ligne sont de plus en plus sophistiqués : diffusion en streaming vidéo de bandes-annonces ou de scènes inédites, organisation de jeux interactifs, etc. A l’occasion par exemple de la sortie aux Etats-Unis d’American Psycho, un site web dédié propose d’intéresser financièrement les internautes au succès du film. The Hollywood Stock Exchange vend des parts imaginaires de la société de production à l’aide de faux Hollywood dollars. Si le film rapporte 20 millions, les acheteurs se partagent 20 000 vrais dollars et touchent 1000 dollars supplémentaires pour chaque million additionnel !

Films à la demande sur le Net

Le Net ne représente pas seulement un outil marketing supplémentaire au service de la promotion des films. Il ouvre la voie à de nouvelles formes de diffusion en ligne, qui mobilisent d’ores et déjà de nombreux opérateurs aux Etats-Unis. Créé par Frank Biondi, l’un des fondateurs de la chaîne câblée HBO, ancien chef de la production à la Paramount, et John Davis, producteur de Dr Dolittle, fils du milliardaire pétrolier Marvin Davis, Sightsound.com fait incontestablement figure de pionnier sur ce marché émergent. Depuis avril 99, cette société indépendante basée en Pennsylvanie, à laquelle est également associée Artisan Entertainment, la maison de production qui a distribué Le projet Blairwitch, commercialise des films de long-métrage via Internet. : le client consulte le catalogue affiché sur le site, puis télécharge sur son disque dur l’intégralité du film, sous forme de fichier numérique comprimé et crypté. Pour visionner le film, le client doit acheter sur le site une clé de décryptage. S’il souhaite seulement « louer » le programme, il se procurera pour 3 ou 4 dollars une clé temporaire, valide quelques jours. S’il préfère acheter sa copie, une clé permanente lui en coûtera entre 20 et 50 dollars. Il peut également envoyer des copies de l’œuvre téléchargée à ses amis, qui devront alors se procurer à leur tour une clé de décryptage. Le logiciel utilisé est le Microsoft Windows Media Player 4.0, qui offre une vitesse de défilement de 30 images par seconde. Evidemment, seuls les internautes dotés d’accès haut-débit sont concernés par ce genre de service. Sight Sound vise en priorité les étudiants logeant en résidence universitaire, car « la plupart ont une carte de crédit, des PC performants, et ils peuvent utiliser le réseau du campus, qui permet le téléchargement d’un film de long-métrage en un quart d’heure, et parfois moins », explique Scott Sander, PDG de la société. A ce jour, le nombre d’ américains équipés d’une connexion rapide est estimé à moins de 7 millions, mais il pourrait avoisiner les 22 millions en 2002.

L’antécédent MP3

« Nous voulons devenir le plus grand magasin vidéo du monde, fournissant tous les films produits au monde, dans toutes les langues », claironne Scott Sander. Mais pour l’instant le catalogue de Sight Sound ressemble davantageà celui d’un vidéo club de seconde zone. A l’exception du film culte Pi, réalisé par Darren Aronofsky, les titres disponibles en téléchargement s’adressent surtout aux amateurs de séries Z et de cinéma underground. Parmi des oeuvres aussi improbables que Double Dragon in Last Duel, Raiders of Buddhist Kung-fu ou Wrestling Alligators, le film Fait accompli avec Rosanna Arquette fait figure de tête d’affiche. Cette pénurie de titres attractifs s’explique par la réticence des grands studios, qui refusent de céder les droits d’exploitation électronique de leurs productions, de peur de remettre en cause les circuits de distribution traditionnels. Une position attentiste que Scott Sander n’hésite pas à dénoncer publiquement en apostrophant les majors d’Hollywood : "Réfléchissez à vos méthodes de distribution de demain, sinon c’est un môme de dix-huit ans qui va télécharger gratuitement vos films sur l’Internet". Le piratage des films est effectivement une activité très à la mode sur le Web, où circulent déjà des contrefaçons de Blair Witch, Matrix et bien d’ autres. En fait, il s’agit aujourd’hui pour l’industrie cinématographique de ne pas répéter l’erreur stratégique des majors du disque, qui ont laissé le champ libre aux pirates en refusant la distribution électronique de leurs albums. « Internet n’attend pas, et les studios ne peuvent donc pas se permettre d’attendre », conclut Scott Sander.

Un foisonnement d’initiatives

A défaut de grandes manoeuvres en provenance des majors, les initiatives dans le domaine de la diffusion en ligne de films restent principalement le fait de sociétés indépendantes. Les festivals de Sundance et de Berlin ont pour la première fois cette année été envahis par des maisons de production qui diffusent des films sur leurs sites, comme Slamdance (21 courts métrages présentés à Sundance), Atom films (800 films au catalogue) ou Ifilms (qui compte parmi ses investisseurs Sony, Kodak, et Paul Allen, l’un des fondateurs de Microsoft). Face aux productions hollywoodiennes, ces compagnies défendent les nouveaux venus et le cinéma indépendant, en pariant sur l’image digitale, en pleine explosion. Elles refusent souvent que les films sortent ensuite en salles. Un compromis que les cinéastes sont prêts à accepter pour être découverts. C’est ainsi que l’inconnu David Garrett a été contacté par 25 maisons de production après la diffusion de son film Sunday’s game sur Ifilm. Aujourd’hui, il travaille pour la Fox. De son côté, Atomfilms s’apprête à diffuser sur le Net les films desétudiants de l’université de South California. « Cela offre à nos étudiants une exposition mondiale et nous permet d’archiver une collection de 75 ans », déclare Larry Auerbach (USC). L’enjeu de ces initiatives n’est donc pas de court-circuiter le système en place, mais au contraire d’offrir une fenêtre de diffusion supplémentaire aux jeunes cinéastes désireux d’intégrer les structures de production classiques. On aurait tort cependant de limiter la diffusion en ligne de films à une affaire de débutants. Les cinéastes confirmés, les producteurs chevronnés et autres stars du box office sont également présents sur ce marché en devenir. Paul Allen, Dreamworks et Imagine Entertainment se sont associés pour créer pop.com, où seront diffusés des courts métrages inédits de Spielberg et Ron Howard (Cocoon), avec des acteurs comme Julia Roberts, Will Smith, Eddy Murphy, ou encore Mike Meyers. De leur côté, David Lynch, James L. Brooks (Les Simpson), Tim Burton, Stan Lee (le père de Spiderman) ont accepté de réaliser des courts-métrages diffusés en exclusivité sur le site de l’éditeur de logiciel Schockwave. Quant au nouveau long métrage de Mike Figgis, Time Code, tourné en image digitale avec Salma Hayek, il vient d’être présenté en avant première lors d’un festival de films organisé en ligne par Yahoo.

De nouvelles formes d’écriture

Pour tous ces pionniers, il s’agit non seulement de prendre position sur un marché potentiellement juteux, mais aussi d’explorer de nouvelles formes de création, parfaitement adaptées à la diffusion en ligne. Les déboires récents d’Entertaindom.com, lancé à grand renfort de publicité par Time Warner et spécialisé dans la diffusion de courts-métrages, de clips musicaux et de films d’animation, sont à cet égard instructifs. Ce site conçu comme une simple fenêtre de diffusion, une sorte de télévision bis avec une image de basse qualité et un écran de taille réduite, n’a pas eu le succès escompté. Entertaindom a immédiatement modifié sa stratégie en signant un accord avec la maison de production d’animation Brilliant Digital Entertainment et le groupe de rock Kiss pour mettre en chantier une série d’animation hebdomadaire baptisée Kiss Immortals. Le site diffuse également des épisodes inédits d’une version animée de Superman et attire désormais 5 600 000 visiteurs par mois. Un autre exemple intéressant concerne le site de la Fox, The Simpsons.com, consacré à la série créée par Matt Groening. Lorsqu’il n’était qu’une simple déclinaison de cette série, le site n’a suscité aucun intérêt, avant d’évoluer vers une version plus interactive, attirant davantage de visiteurs. Sight Sound a également décidé de se lancer dans la production originale, en partenariat avec la société Metafilmics. Au début du mois, le premier film produit directement pour une distribution commerciale sur Internet était ainsi proposé en téléchargement sur le site. Intitulé Quantum Leap (littéralement saut qualitatif), ce moyen métrage de 32 minutes a bénéficié d’un budget conséquent de trois millions de dollars. Les rôles principaux sont interprétés par Stephen Dorff (Backbeat), Fay Masterson (Eyes Wide Shut) et l'ex-Monty Python John Cleese. Toute la chaîne de production du film a été conçu dès l’origine en numérique ( du tournage à la distribution).

Il est bien sûr trop tôt pour tirer les leçons de cette première mondiale. Et il est difficile aujourd’hui d’évaluer l’impact économique réel de la distribution en ligne de films. A l’exception de Sightsound, la plupart des services de diffusion et de téléchargement d’oeuvres audiovisuelles fonctionnent pour l’instant comme de simples vitrines en clair, financées par la publicité et accessibles gratuitement pour l’usager. Le cinéma à la carte sur le Net n’en est qu’à ses balbutiements, mais il représente à terme une menace pour le marché de la vidéo (support qui oblige à se déplacer et qui peut entraîner des pénalités de retard) et la diffusion des films à heure fixe à la télévision. Même le pay per view sur le câble et le satellite avec ses séances multiples n’offre ni la souplesse ni la diversité qu’aura le cinéma sur la Toile. A en croire Scott Sander, cet « avantage de l’instantané » est le gage du succès à venir. Mais en attendant, il faudra bien résoudre les nombreux problèmes juridiques posés par ces nouvelles formes de distribution, notamment en ce qui concerne la hiérarchie des médias (quelle fenêtre de diffusion entre Internet, la vidéo, la télé, etc. ?), la rémunération des auteurs, et la gestion des achats de droits. La distribution en ligne de films s’annonce déjà comme une excellente affaire pour les juristes et les avocats. Pour les producteurs et les auteurs, il faudra sans doute attendre encore un peu...

Edité en mars 1999