La nécessaire mutation des éditeurs de contenus

La dématérialisation et le développement de nouvelles formes de distribution sur Internet modifient de façon radicale les métiers de l’édition. Longtemps animés par des considérations strictement défensives, les poids lourds du secteur commencent à se mobiliser, mais une stratégie globale et cohérente tarde à se dégager.

« Comment gagner de l’argent en prenant position sur la toile » ? A défaut d’apporter une réponse tranchée à cette question lancinante, le Midem (Marché international du disque et de l’édition musicale) et le Milia (Marché international des contenus interactifs), qui viennent de se tenir à Cannes à quelques jours d’intervalle, ont témoigné de la lente évolution des mentalités face au développement d’Internet . Il y a un an, les professionnels de l’édition musicale, vidéo et multimédia envisageaient la Toile sous un angle résolument défensif, voire paranoïaque, avec une préoccupation centrale : la lutte contre le piratage. Aujourd’hui, même si la fraude numérique continue de hanter les esprits, l’attentisme n’est plus de mise. Après la phase de diabolisation, voici venu le temps de l’expérimentation. Tous les acteurs du marché manifestent désormais haut et fort leur intention d’exploiter à leur profit les opportunités ouvertes par le réseau des réseaux. Sans toujours convaincre.

Pour l’instant, la plupart des éditeurs continuent d’utiliser Internet comme un outil promotionnel d’appoint. Qu’il s’agisse d’actions publicitaires (diffusion en ligne de bandes annonces), de campagnes de fidélisation (à travers l’animation de communautés d’intérêt), d’opérations de merchandising (avec des cyber-boutiques dédiés aux produits dérivés) ou de vente par correspondance, l’objectif N°1 reste le commerce de biens matériels (disques, livres, cassettes, DVD...). De même, lorsque Universal lance à grand renfort de publicité le site www.balanceleson.com, référençant les créations d’artistes non encore signés, c’est avant tout dans le but de se constituer un vivier de nouveaux talents, susceptibles d’alimenter le catalogue de la maison de disques. Bertelsmann s’inscrit dans la même logique lorsque, après le rachat de Napster, il propose sur la version Beta 9 du célèbre logiciel de partage de fichiers un lien en direction du cyber-disquaire CDNow (également filiale de Bertelsmann), de façon à permettre aux « napsternautes » de commander en direct le CD correspondant au titre consulté.

A travers ces applications, Internet s’impose comme un média périphérique, dont la principale fonction est de dynamiser les flux économiques existants, en renforçant le cœur de métier traditionnel fondé sur la vente de biens physiques. Cette réticence à considérer la Toile comme une place de marché à part entière tient officiellement à deux facteurs : 1) le manque de maturité du marché dans le secteur du commerce électronique B2C ; 2) l’absence de solutions technologiques satisfaisantes pour assurer la diffusion sécurisée et la rémunération des oeuvres échangées via Internet. En réalité, la relative prudence avec laquelle les éditeurs envisagent aujourd’hui la commercialisation en ligne de leur propre catalogue s’explique aussi, et peut-être surtout, par la volonté de ne pas entrer en conflit avec leurs partenaires traditionnels de la distribution. On se souvient qu’au lendemain de la fusion AOL-Time Warner, Virgin avait menacé de bloquer la vente de CD si jamais le nouveau géant s’avisait de trop miser sur le Net... De fait, il aura fallu attendre le mois de janvier 2001 pour qu’une major, Sony en l’occurrence, se risque à commercialiser via Internet la chanson d’un groupe pop japonais, trois semaines avant sa sortie chez les disquaires, à un tarif légèrement inférieur au prix de la version sur support physique. Pour l’instant, Sony déclare vouloir limiter l’expérience au seul marché japonais...

Pour autant, les éditeurs sont loin de rester inactifs dans le domaine du commerce électronique. Et pour cause : rien que pour la musique en ligne, l’institut Jupiter évalue le marché américain à 5,4 milliards de dollars à l’horizon 2005, contre 840 millions en l’an 2000. Depuis quelques semaines, on assiste à une multiplication d’annonces et d’expérimentations, pas toujours très cohérentes. Universal et Sony, respectivement N°1 et 2 du marché phonographique (soit près de 50% des droits numériques mondiaux à eux deux), viennent de sceller leur union dans le cadre d’une joint venture baptisée Duet, pour diffuser en ligne leurs catalogues, avec la solution technologique Bluematter, alternative sécurisée au MP3. Bertelsmann de son côté joue la carte Napster, qui deviendra payant d’ici l’été. Emi pourrait lui emboîter le pas. Quant à Warner, désormais adossée à AOL, elle semble vouloir faire cavalier seul. Pour ajouter un peu plus à la confusion, Edgar Bronfman, vice-président de Vivendi-Universal a évoqué la création « d’ici la fin de l’année » d’un site payant réunissant les productions des quatre plus grosses maisons d’édition (Universal, Time-Warner, EMI, Sony)... Officiellement, ces grandes manoeuvres sur le terrain de la diffusion en ligne de contenus dématérialisés n’ont pas vocation à remettre en cause les structures de la distribution traditionnelle. Il s’agit avant tout de prendre position sur un marché complémentaire, pour toucher de nouveaux clients en développant des services spécifiques (programmes payants d’écoute à la demande, etc).

Il est peu probable que les éditeurs puissent longtemps tenir ce discours diplomatique. Deux facteurs déterminants les condamnent à brève échéance à faire le pari de l’économie immatérielle, en misant sur le Net comme terrain privilégié de valorisation de leurs contenus. Tout d’abord la pression de plus en plus forte des usagers. Napster, en fédérant - en toute illégalité - une communauté de plus 55 millions d’usagers grâce à un format unique de compression (MP3) et à un portefeuille de titres potentiellement illimité, a révélé l’étendue des attentes. Il n’est pas certain que l’approche en ordre dispersé des majors constitue aujourd’hui une stratégie appropriée, surtout si les services proposés sont facturés au prix fort pour ménager les relations avec les distributeurs traditionnels. Autre élément moteur : l’attitude des artistes, de plus en plus réticents à voir leurs oeuvres exploitées sur le Net aux mêmes conditions de rémunération que sur support physique (moins de 10% en moyenne de droit d’auteur sur le prix de vente hors taxe). Fortes de leur notoriété, certaines « têtes de gondole » n’ont pas hésité à se mettre à leur propre compte sur le Net, en court-circuitant leurs éditeurs traditionnels. Stephen King a été le premier à ouvrir les hostilités, avec l’auto-publication sur la toile d’un roman à épisodes. Suspendue après la parution du sixième épisode en novembre 2000, l’expérience n’en a pas moins été lucrative puisque, selon l’auteur, les profits auraient avoisiné le demi-million de dollars. Mi-février, le musicien Prince a également ouvert son propre site npgmusicclub.com, donnant accès moyennant finances (7,77 dollars par mois pour le basic ou 100 dollars l’année pour la formule privilège) à des clips, des chansons inédites, des remix, ou des retransmissions de concerts. Bien d’autres initiatives du même ordre (Daft Punk, Britney Spears...) sont annoncées pour les mois à venir.

Habitués au rôle de passage obligé entre artistes et consommateur final, les éditeurs se trouvent donc aujourd’hui menacés sur les deux fronts. Pour justifier leur position, ils doivent désormais résoudre une double équation : d’un côté, mieux valoriser et rémunérer le travail des auteurs ; de l’autre imaginer des services à réelle valeur ajoutée pour séduire l’usager et le convaincre de passer de la consommation gratuite illégale à l’accès payant. Le défi peut être relevé, à condition notamment d’abandonner le rapport quasi fétichiste au support, et de repenser ses relations avec la distribution traditionnelle, condamnée elle aussi à évoluer . La nouvelle économie de l’immatériel, qui se met en place aujourd’hui à la faveur d’Internet et du tout numérique, représente une formidable opportunité pour les fournisseurs de contenus. A charge pour eux d’appréhender de manière conquérante le nouveau terrain qui s’ouvre à eux, en prenant la pleine mesure des armes dont ils disposent déjà.

Tribune libre publiée dans Les Echos en mai 2001