Systèmes d'échanges locaux : une alternative à "l'horreur économique" ?


A l’heure de la mondialisation, de la monnaie unique et du libéralisme triomphant, les systèmes d’échanges locaux (SEL) traduisent une forme originale de résistance. Au-delà des discours dogmatiques et des récupérations politiques, ces associations aux composantes très diverses tentent d’inventer au quotidien une économie de proximité libérée du pouvoir de l’argent.
  
C’est à Montbel, à quelques kilomètres du château cathare de Montségur, que fut créé le premier SEL français. Initiée fin 94 par les " néo-ruraux " du cru, cette hérésie d’un nouveau genre s’est propagée à une vitesse spectaculaire : aujourd’hui, il existerait 300 associations de ce type en France, représentant près de 30 000 adhérents. Sur le modèle des LETS (Local Exchange Trading System) mis en place au début des années 80 en Australie, au Canada et au Royaume-Uni, les SEL se présentent comme des associations permettant à leurs membres d’échanger des biens et services évalués à l’aide d’une monnaie scripturale totalement fictive. Concrètement, le système fonctionne de la manière suivante : après versement d’une cotisation symbolique pour adhérer à l’association, chaque membre propose ses services ou ses produits dans un catalogue qui répertorie la totalité des offres disponibles. Celles-ci varient au gré des goûts et compétences des adhérents : coupe de cheveux, cours de couture, heures de bricolage, fournitures de produits du terroir, etc. A partir de ce catalogue, toute personne intéressée par un service particulier peut prendre contact avec l’offreur et négocier avec lui le montant de la transaction.

Cet échange de gré à gré s’établit dans une monnaie scripturale propre à chaque SEL (" grain de sel " en Ariège, " piaf " à Paris, " caillou " à Lyon, " truffe " en Dordogne...) et donne lieu à un chèque à trois volets et à double signature, où sont inscrites les conditions de l’échange : un volet pour le débiteur, un autre pour le créancier, le troisième pour la comptabilité du SEL qui centralise et met à jour les informations relatives aux débit/crédit de ses membres. L’originalité du système tient au fait qu’il fonctionne de manière multilatérale : quand X fournit un service à Y, il possède une créance non pas sur Y mais sur le groupe tout entier. Autrement dit, il peut utiliser sa créance pour acheter des biens et services à n’importe quel autre membre du groupe. Inversement, Y pourra rembourser sa dette simplement en proposant ses services à Z ou T. Contrairement à une idée reçue, les SEL ne se résument donc pas à un système de troc bilatéral.

Très en vogue aujourd’hui, les LETS et les SEL s’inscrivent dans une longue filiation d’initiatives à caractère monétaire, dont beaucoup ont une tonalité socialiste ou utopique. Inspirées des travaux de l’économiste allemand Sylvio Gesell, plusieurs expériences de monnaie franche ont ainsi été menées pendant la crise des années 30 (en Autriche notamment, mais aussi à Nice) et plus tard à Lignières en Berry (1953) et à Marans en Charente Maritime (1958). A chaque fois, l’objectif premier était de redynamiser l’économie locale en rétablissant les échanges à l’aide d’une " monnaie " non spéculative, indépendante de la monnaie d’état.

Auberge espagnole idéologique

Dans le cas des SEL, la démarche se double parfois d’une ambition plus politique, comme en témoigne la tonalité très " soixante-huitarde " de l’université d’été organisée l’an dernier en Ardèche. De nombreux " alternatifs " (écolos, anars, néo-ruraux, militants new-age...) s’y étaient donnés rendez-vous pour en découdre avec " le système ". Au grand dam du seul journaliste présent, expulsé manu militari par les zélateurs de l’échange solidaire : les journalistes, c’est bien connu, sont tous des suppôts du capital...
  
Cette posture contestataire, voire sectaire, est d’autant plus vive que les SEL se heurtent souvent à l’incompréhension des pouvoirs publics. Ceux-ci voient en effet d’un mauvais oeil le développement "d’économies parallèles " qui échappent à l’impôt et contournent le monopole de la Banque de France en matière de création monétaire. De leur côté, les commerçants et artisans accusent volontiers les SEL de concurrence déloyale et de travail clandestin. A Foix, deux personnes ayant réalisé des travaux de toiture dans le cadre du SEL local se sont ainsi vues attaquées en justice par des organisations professionnelles du bâtiment, pour infraction au code du travail. Condamnés en première instance, les membre du SEL ont finalement obtenu gain de cause en appel.

A la différence des LETS anglo-saxons, qui bénéficient en général du soutien des autorités locales, les SEL ne font aujourd’hui l’objet que d’une simple tolérance. Les pouvoirs publics ne leur reconnaissent officiellement qu’une vertu : contribuer à la lutte contre l’exclusion en permettant aux plus démunis de retrouver une activité et une place au sein d’un espace social structuré. Cette vision pour le moins réductrice est d’ailleurs largement relayée par les médias, à grand renfort de reportages misérabilistes et de discours bien-pensants sur "les nouvelles solidarités".

Les libéraux, quant à eux, ont une lecture beaucoup moins sociale des SEL. Et pour cause : ces systèmes de libre échange, où les biens se négocient de gré à gré en dehors de tout carcan administratif ou syndical, représentent à leurs yeux le nec plus ultra de l’économie de marché. " Les inventeurs de ces réseaux sont plus libéraux que les libéraux ", proclame L.Maruani, professeur à HEC. L’ultra-libéral A. Madelin n’a d’ailleurs pas hésité à se fendre d’un très médiatique soutien en faveur des SEL, à l’occasion du procès organisé à Foix.

En finir avec l’argent-roi

Guérillero anticapitaliste, apôtre de la réinsertion ou chantre du libéralisme : chacun tente à sa manière de récupérer le phénomène SEL. La réalité est évidemment plus complexe. Forts de leur ancrage local, les SEL échappent à tout profil type : à Montbel en Ariège, l’association recrute surtout parmi les néo-ruraux, qui souhaitent rompre l’isolement et lutter contre la désertification de la région ; l’essentiel de leurs transactions porte sur l’alimentation, la mécanique, le bâtiment, le transport et l’habillement. A Paris en revanche, le SEL fonctionne davantage comme un club de rencontres, et privilégie l’échange de biens et services inscrits à la rubrique "art, musique, spectacle, loisirs, " hygiène corporelle et mentale ", ou encore " travaux administratifs, éducation". De façon générale, la population des SEL se révèle assez composite : on y rencontre certes une forte proportion de personnes en situation matérielle précaire (entre 40 et 60% selon certaines études), mais aussi de nombreux enseignants, chercheurs, cadres, employés du public et du privé... Bien plus que les considérations politiques ou l’intérêt strictement économique, le principal motif d’adhésion semble être la recherche de nouvelles relations. Echanger des biens pour tisser des liens : tel est en substance le dénominateur commun aux différentes expériences en cours.

Dans cette perspective, le recours à la monnaie scripturale joue un rôle décisif. Utilisable uniquement à l’intérieur du cercle des adhérents (principe de non convertibilité), l’unité de compte fonctionne comme un puissant stimulant des échanges locaux. En règle générale, l’évaluation des biens s’aligne sur les prix en monnaie nationale (1 "piaf" = 1 franc). Parfois, elle s’établit au prorata du temps de travail (1 heure de services égale un nombre fixe d’unités de compte, quelle que soit la nature du service échangé). Beaucoup plus rarement, l’échange s’effectue de manière totalement libérale, selon le rapport de force entre offreur et demandeur. Quel que soit le cas de figure, la thésaurisation et la spéculation sont bannies. Pas de profit financier, pas de capital : la monnaie ici est un indicateur d’échanges, non une réserve de valeur. Elle est à la fois trace d’une transaction passée, et promesse d’une autre à venir pour assurer la réciprocité. Ce crédit gratuit, souligne Smaïn Laacher, sociologue à l’Université Paris I, n’est donc "pas seulement une procédure, à moindre frais, d’accès à des biens et services ; il est aussi un véritable engagement moral, un contrat de confiance que passe chacun avec la communauté des adhérents". Pour se prémunir tout de même contre les resquilleurs, les SEL exigent en général une compensation rapide des échanges (on ne peut rester débiteur ou créditeur trop longtemps) et imposent un plafond aux débits autorisés (on ne peut pas consommer beaucoup, sans fournir de contrepartie). Certaines associations vont jusqu'à instaurer des mécanismes plus subtils, dits de "monnaie fondante", pour dynamiser les échanges entre adhérents : chaque mois, les comptes créditeurs subissent une décote - de l’ordre de 3% - qui incite les adhérents à remettre leur créance en circulation le plus rapidement possible, en sollicitant de nouvelles prestations.

Certains utopistes ne cachent pas leur volonté de s’affranchir de toute cette cuisine comptable, pour tendre vers des économies locales fondées sur le seul échange-don. D’autres, beaucoup plus opportunistes, imaginent déjà, sur le modèle des SEL, des "cercles d’échanges coopératifs" inter-entreprises, ou encore des communautés virtuelles sur Internet qui réaliseraient leurs transactions en ligne à l’aide de leur propre monnaie virtuelle... De quoi faire bondir les puristes !

En attendant, les SEL s’affirment aujourd’hui comme "l’un des meilleurs exemples d’expérimentations sociale à grande échelle" (André Gorz). En fondant les échanges sur de nouvelles bases, en dehors de toute notion de profit financier, ils contribuent au niveau local à l’émergence d’une économie plus citoyenne, où chacun peut exercer l’activité de son choix sans recourir au schéma classique du travail rémunéré. A ce titre, les systèmes d’échanges locaux s’articulent parfaitement à la problématique de l’allocation universelle et représentent sans doute l’un des laboratoires les plus prometteurs de la société post-salariale.

Edité en mars 1999