Techno-écolo paradigme

Le technofascisme n'est plus ce qu'il était. Sur fond de procès Microsoft, l'arrogance high-tech n'est plus de mise. La machine est dépassée. Place à l'organique ! Après avoir essayé de nous vendre le progrès et ses chimères, les experts en marketing nous jouent aujourd'hui le grand air de l'humanisme et du retour à la Nature. Big Brother se parfumerait-il à la chlorophylle ?

Baisse tendancielle de la valeur machine

Début avril, Compaq annonce un chiffre d'affaires de 9,4 milliards de dollars pour le premier trimestre (en progression de 66% par rapport au premier trimestre 98), mais un bénéfice de" seulement " 281 millions de dollars, inférieur de moitié aux prévisions. Il n'en faut pas plus pour provoquer la démission du PDG, faire chuter le cours de l'action en bourse (-22% en une séance) et alimenter les spéculations les plus pessimistes sur l'avenir des constructeurs informatiques. Ces réactions pour le moins outrées traduisent assez bien la fébrilité du secteur. Même si les déboires de Compaq résultent principalement de difficultés internes, comme en témoignent les bons résultats de concurrents comme Apple ou IBM, l'ambiance générale est plutôt à la morosité. Ralentissement de la croissance du marché, pression de plus en plus forte sur les prix : la surenchère technologique, gagée par la sacro-sainte loi de Moore, a du plomb dans l'aile. Fini le temps où il suffisait d'accroître la capacité des microprocesseurs pour augmenter les ventes : désormais, ce sont les basiques qui font recette. Les machines passe-partout bradées à moins de 4000 francs dans les grandes surfaces s'arrachent comme des petits pains. Et les ordinateurs gratuits sont sur le point de connaître le même succès. En février dernier, la société américaine Free PC a reçu plus de 500 000 commandes en 6 jours, après avoir lancé une offre d'ordinateur et d'accès internet gratuits, en échange de messages publicitaires ciblés sur les écrans. En France, on assiste depuis peu au développement d'offres promotionnelles du même genre, qui réactivent à leur manière le bon vieux modèle Minitel : le matériel est mis gracieusement à la disposition du consommateur, en échange d'un abonnement payant à des services spécifiques (connexion internet ou autre). Victime de sa propre banalisation, la machine voit ainsi peu à peu sa valeur marchande réduite à zéro. De quoi en effet causer quelque tracas aux constructeurs informatiques...

Le PC dans la centrifugeuse

Autre source d'inquiétude : la remise en cause de la place centrale du PC dans le paysage high-tech. Loin de provoquer l'avènement de " l'unimédia " annoncé par les futurologues, la convergence numérique se traduit aujourd'hui par l'apparition de produits hybrides (téléphone-internet, Web-TV...), qui font voler en éclat le mythe de la machine à tout faire. Face à la diversité des besoins et des usages, c'est finalement la dissémination technologique, et non l'intégration, qui devient la règle (les responsables marketing d'IBM parlent volontiers de" technologie diffuse "). Cet éclatement sonne-t-il pour autant le glas des entreprises hégémoniques comme Microsoft ? Rien n'est moins sûr. La dilution progressive du Personal Computer dans la nébuleuse des " information appliances " est plutôt de nature à conforter Bill Gates dans sa stratégie impérialiste. A coup de milliards de dollars, celui-ci multiplie les investissements et les prises de contrôle, dans le seul but d'imposer son système d'exploitation en dehors de la sphère PC. Non sans succès d'ailleurs, puisque Windows se décline aujourd'hui sur tous les fronts, des Webphones aux WebTV, en passant par les Palm pilots et autres décodeurs numériques.

Objectif Oxygen

A quoi ressemblera le monde de l'après-PC ? Pour le Laboratory of Computer Science du Massachussets Institut of Technology, la réponse est claire. Elle s'appelle Oxygen. Subventionnéà hauteur de 40 millions de dollars sur 5 ans par la mythique DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency - celle-là même qui inventa l'ancêtre de l'Internet au tournant des années 60-70), le programme Oxygen vise ni plus ni moins à jeter les bases de l'informatique du futur. Avec un credo simple : " encourager les développeurs d'applications et les utilisateursà adapter les machines aux besoins humains, et non l'inverse ". Partant du principe que les coûts de stockage, de traitement et de transmission des données tendent vers zéro, Oxygen pousse la logique de la dissémination technologique à son paroxysme. Tel l'air que l'on respire, les équipements envisagés se veulent résolument " environnementaux" (sic) : microprocesseurs disposés dans les moindres recoins de l'espace (murs, vêtements...) ; caméras et capteurs intelligents omniprésents, connexion internet accessible en tout lieu ; archivage intégral des moindres faits et gestes de l'utilisateur à l'intérieur " d'espaces de collaboration sécurisés " sur le Web ; ordinateur mutant (baptisé Enviro21), doté d'interfaces " naturelles " (avec système de reconnaissance vocale à la place du traditionnel clavier), etc. Malgré les professions de foi humanistes et les vocables à tonalité écolo, tous ces développements rappellent étrangement l'enfer technologique décrit par Orwell. " Il est vrai que nous devrons veiller au problème de la protection de la vie privée, reconnaît platement Bill Gates, partenaire du projet, avant d'ajouter : peut-être le grand public ne voudra-t-il pas que tout cela advienne "...

Organiquement vôtre

Même si Oxygen fait typiquement partie de ces projets futuristes jamais menés à bien, sa philosophie générale illustre bien la manière dont ses promoteurs appréhendent aujourd'hui la technologie. Celle-ci n'apparaît plus comme une simple extension du corps humain, circonscrite à des objets bien définis, mais comme un élément quasi naturel, une sorte de liquide amniotique (amniotech ?), où le Net fait figure de cordon ombilical. " D'ici 5 ou 6 ans, nous baignerons tous dans un univers immergé dans Internet ", professe Jim Mitchell, Vice-Président de la division architecture réseau de Sun Microsystems. A terme, les partenaires du programme Oxygen espèrent reculer encore un peu plus les limites de la bio-informatique, en mettant au point de véritables machines organiques. Dès 1994, le mathématicien Leonard Adleman (déjà connu pour avoir inventé l'expression " virus informatique ") a montré qu'il était possible d'utiliser la molécule d'ADN comme instrument de calcul. Selon lui, on peut raisonnablement imaginer " l'émergence d'un ordinateur à vocation générale ne consistant en rien de plus qu'une simple macro-molécule conjuguée à une collection d'enzymes qui agit sur elle". D'après le MIT, ces ordinateurs à base d'ADN pourraient voir le jour dès la seconde moitié du 21 ème siècle.

Marketing chlorophylle

La " naturalisation " de la machine n'est pas seulement un fantasme de laboratoire. C'est aussi un argument marketing de plus en plus à la mode, qui permet de dédramatiser l'usage des nouvelles technologies en évitant les traditionnels clichés attachés à l'univers high-tech : Apple file la métaphore fruitière pour ses i-mac (vous êtes plutôt framboise ou mandarine ?), tandis que Compaq chausse les gros sabots du jardinier pour vendre sa nouvelle gamme d'ordinateurs Prosigna (avec arrosoirs et bidon d'engrais à la clé). IBM, de son côté, délaisse les mirages du village global et redécouvre les vertus du terroir pour les besoins de sa campagne dédiée au commerce électronique (" e-truffes"). Peu à peu, le culte de la performance s'efface au profit des hymnes à la qualité de la vie : Adieu Performa, bonjour Aéro ! Le cadre supérieur urbain, célibataire et branché n'a plus la cote. En revanche, le créatif, qui télé-travaille du fin fond de l'Ardèche, la fenêtre ouverte sur le jardin, avec femme et enfant à ses côtés, devient la figure montante, censée incarner la grande réconciliation de l'homme et de la technologie, sous les bons auspices de Dame Nature.

Cyberpétainisme ?

Le technofascisme, sur la sellette depuis maintenant plus d'un an à travers le procès Microsoft, change donc peu à peu de visage. La croyance naïve dans le progrès et la toute-puissance de la machine a vécu. La surenchère technologique et la suprématie du Personal Computer s'effacent devant la généralisation des produits basiques et l'atomisation des usages. Les valeurs naturelles, organiques deviennent les nouveaux mots d'ordre des apôtres high-tech. Et les thèmes jusque là porteurs (cyber-nomadisme ; performance ; fluidité) font place progressivement à des considérations plus traditionnelles (enracinement dans le local ; repli sur la cellule familiale, éloge du dépouillement low-tech). Mâtiné de chlorophylle et de bons sentiments humanistes, le hold-up planétaire a décidément encore de beaux jours devant lui...

Edité en juillet 1999