L'industrie phonographique face à la révolution MP3

En l’espace de quelques mois, le téléchargement d’oeuvres musicales sur le Net a pris des proportions insoupçonnées. Au-delà des question posées par le piratage, c’est toute l’économie du secteur phonographique qui se trouve aujourd’hui remise en cause.

Le téléchargement d’oeuvres musicales sur les réseaux numériques est longtemps resté un phénomène de laboratoire. Pour mémoire, le service City Music expérimenté en 1997 par Audiosoft sur les réseaux câblés de Lyonnaise Câble n’a généré en 6 mois que... 846 F de chiffre d’affaires (avec des morceaux facturés entre 5 et 25 francs l’unité). Trois ans plus tard, la diffusion électronique d’oeuvres musicales sur le Net est quasiment devenue un phénomène de société. Certes, ce mode de distribution ne représente pour l’instant qu’une part infime du marché phonographique, mais la croissance s’ annonce exponentielle (plus de 15% du marché des phonogrammes d’ici 5 ans selon certains cabinets d’études). D’après Forrester Research, le nombre de morceaux de musique téléchargés sur Internet pourrait avoisiner 1,5 milliard à l’horizon 2004, contre à peine 300 millions aujourd’hui.

Les usagers en première ligne

Cette croissance fulgurante tient en grande partie à la propagation du standard de compression de fichier son MPEG-Layer-3, plus connu sous le nom de MP3. Disponible gratuitement sur le Net, relativement légerà télécharger, le MP3 permet la diffusion numérique de fichiers son en qualité CD. Principal inconvénient : il n’intègre aucun système de protection des oeuvres. N’importe quel CD acheté dans le commerce peut donc être piraté et diffusé gratuitement sur le Net, au mépris des intérêts des ayants droit. Devenu synonyme d’accès libre à la musique, le mot clé MP3 arrive désormais en tête des requêtes lancées sur certains moteurs de recherche, devant le mot sexe !

Outre le phénomène MP3, la distribution électronique de musique via Internet a largement profité de la généralisation des accès haut-débit, notamment aux Etats-Unis où la plupart des étudiants sur les campus universitaires sont équipés de modems câble ou ADSL. Ouverte à l’innovation technologique et grande consommatrice de musique, cette population jeune et branchée a joué un rôle décisif dans la banalisation de ces nouvelles formes de consommation.

Par ailleurs, la mise au point de logiciels spécifiques, dédiés au partage de fichiers MP3, n’a fait qu’amplifier le mouvement. Napster, par exemple, fait d’ores et déjà figure de logiciel mythique au sein de la communauté MP3. Cette application, téléchargeable à partir du site www.napster.com, transforme temporairement l’ordinateur de l’utilisateur en serveur de fichiers MP3. Sur son disque dur, l’utilisateur Napster crée un dossier, dans lequel il stocke les fichiers MP3 qu’il est prêt à partager. A chaque fois qu’il lance le logiciel, son ordinateur devient un serveur qui permet aux autres utilisateurs Napster de télécharger ses morceaux MP3. La liste des titres stockés en mémoire est envoyée aux serveurs centraux de Napster, et les usagers n’ont plus qu’à consulter la liste générale pour trouver les personnes possédant la chanson qu’ils souhaitent se procurer. Au lieu de stocker les morceaux sur ses propres serveurs, Napster se contente donc de mettre en relation téléchargeur et téléchargé, ce qui évite d’être confrontéà des liens inopérants ou à des pannes de serveur.

Le Net tend ainsi à se transformer en gigantesque juke box musical. La principale originalité de cette mutation tient au fait qu’elle résulte de la pression des usagers et non du forcing des fournisseurs de technologie. Mis devant le fait accompli, ces derniers ont du tant bien que mal adapter leur stratégie à la déferlante MP3, au risque parfois de céder à la surenchère. Depuis le lancement l’an dernier du Rio, le premier walkman numérique dédié à ce nouveau standard, on ne compte plus les nouveaux appareilsélectroniques grand public mis sur le marché avec le label « compatible MP3 » : baladeurs, téléphones mobiles, lecteurs de CD, consoles de jeu, voire montres (cf article wearable computing in STM N°178). Tout se passe désormais comme si la distribution électronique de musique via le Net était devenue une réalité incontournable.

Les majors sur la défensive

Face à cette nouvelle donne, la réaction des fournisseurs de contenus (auteurs et éditeurs de musique) est contrastée. Dans leur ensemble, les labels indépendants ont vite compris l’intérêt qu’il y avait à surfer sur la vague MP3 pour promouvoir leur catalogue, en dehors des structures existantes. Nombreux sont les artistes qui ont pu par ce biais rencontrer ouélargir leur public, en court-circuitant les intermédiaires traditionnels. La démarche s’applique d’ailleurs aussi bien aux auteurs inconnus, boudés par les maisons de disques, qu’aux stars internationales qui voient là un bon moyen de toucher les dividendes de leur notoriété sans engraisser les producteurs. Dernière initiative en date, après David Bowie et quelques groupes de hip-hop américains : le groupe mythique The Who vient d’annoncer que son double album "The Blues to the Bush", enregistré en public fin 99, serait disponible exclusivement sur le Net, au format MP3, sur le site de Musicmaker, au prix de 20$ (ou 1$ le titre). Un des morceaux de l’album "You Better You Bet" est proposé en téléchargement gratuit.

Les majors quant à elles ont préféré d’emblée se situer sur le terrain judiciaire, en intentant une multitude de procès, à la fois contre Napster, les constructeurs de matériels MP3 et les sites de téléchargement de musique non sécurisés, accusés de favoriser la piraterie des oeuvres phonographiques. A ce jour, elles n’ont pas réussi à obtenir l’interdiction de produits comme le baladeur Rio (la justice américaine les a déboutées l’ an dernier). En revanche, la plainte déposée contre Napster par la très puissante Recording Industry Association of America (RIAA), avec le soutien de nombreux artistes qui s’estiment spoliés (le groupe Metallica par exemple) a de bonnes chances d’aboutir. Verdict attendu d’ici la fin de l’ année. Quant au site leader de téléchargement MP3.com, son sort est également entre les mains de la justice fédérale, à la suite de la plainte déposée par la RIAA, qui demande près de 150 000 dollars par album téléchargé, soit environ 10 milliards de dollars d’indemnités. Les fournisseurs d’accès à Internet ne sont pas non plus épargnés, à l’image d’ AOL dont la chat room MP3 fait l’objet d’une plainte déposée par le groupe Metallica et le rappeur Dr Dre. Le montant des dommages et intérêts demandés dépasseraient les 224 millions de dollars.

En France, une première action intentée par la SCPP, en association avec la Sacem et la SDRM, a donné lieu en décembre dernier à un jugement exemplaire, rendu par le tribunal correctionnel de Saint-Etienne. L’affaire mettait en cause deux contrevenants qui proposaient en téléchargement, via différents liens en direction de sites hébergés à l’étranger, des albums entiers d’ artistes français et internationaux. Le tribunal a condamné les prévenus, sur le fondement de la contrefaçon et de l’atteinte aux droits des producteurs et des auteurs, respectivement à des peines de trois mois et deux mois d’emprisonnement avec sursis et au paiement d’une somme totale de 100 000 francs de dommages et intérêts aux parties civiles, plus 1500 francs au titre de l’article 475-1 du code pénal. Ce verdict, qui jette les bases d’une jurisprudence relativement dissuasive à l’encontre des pirates, n’a pas fait l’objet d’appel.

Par ailleurs, la vente de musique en ligne est d’autant plus vécue comme une menace par les maisons de production, que la dématérialisation du support disque remet en cause les fondements mêmes de leur métier. A travers ces nouvelles formes de distribution, se dessinent en effet des modes de consommation de plus en plus atomisés, qui privilégient le morceau, le fragment, au détriment de l’album original. La vogue des compilations et autres CD 2 titres est d’ores et déjà symptomatique de cette tendance. Si, grâce à Internet, chacun en vient à réaliser ses propres compilations, que devient le rôle du producteur ? Celui-ci est-il condamné à devenir un simple fournisseur d’accès à des banques de sons ?

Le début des grandes manoeuvres

Depuis la fusion AOL-Time Warner et le rapprochement avec EMI, on note toutefois une évolution sensible de la stratégie des majors. Tout en restant intraitables dans leur lutte contre le virus MP3, les grandes maisons de disque commencent à lancer leur propre service de téléchargement de musique, en s’appuyant sur des formats de diffusion sécurisés, tels Liquid Audio ou Windows Media Player. Bertelsmann, par exemple, a fait savoir au début du mois qu’il lancerait un site de téléchargement d’ici l’été, avec le catalogue de ses 4 plus grands labels incluant des stars comme Christina Aguilera, Carlos Santana ou ZZ top.

De son côté, EMI a passé un accord avec la société en ligne de divertissement On-Line Entertainment Network pour proposer des programmes payants de musique à la demande sur Internet, avec notamment la diffusion de concerts en direct, d’événements spéciaux et d’archives. Le paiement se fera avec la carte de crédit propriétaire de On-Line Entertainment Network, la"Virtual Entertainment Card" (VEC) afin de sécuriser les transactions"cliquer-payer".

En France, la filiale de la major Universal a ouvert le mois dernier un portail musical francophone (www.universalmusic.fr), qui proposera prochainement un bouquet de radios sur le net. « Persuadé que l'avenir de l'industrie discographique passe par le Net", Pascal Nègre, PDG de Universal Music France, a fait savoir à cette occasion que la major entendait devenir un fournisseur d'accès gratuit, et développer des services de téléchargement dès qu’une "norme sécurisée" sera établie, soit "au plus tôt en septembre".

Les majors abandonnent donc peu à peu leurs positions défensives. Leur approche frileuse, pour ne pas dire paranoïaque du Net, laisse place progressivement à une stratégie plus conquérante, qui privilégie l’ expérimentation et mobilise des investissements de plus en plus conséquents. Après s’être longtemps contentés de sites Web relativement pauvres (information sur les nouveautés, promotion des artistes, éventuellement services de vente par correspondance de disques), les « Big Four» (Universal, EMI, Sony, BMG) affichent désormais clairement leur ambition d’ utiliser à leur profit les nouvelles formes de distribution électronique rendues possible par le réseau des réseaux.

Le mythe de la désintermédiation

Contrairement à une idée reçue, la distribution électronique d’oeuvres musicales ne se traduit pas par la suppression des intermédiaires en place, mais plutôt par un durcissement de leurs relations. Les producteurs désireux de commercialiser eux-mêmes leur catalogue via le Net se heurtent de facto aux intérêts des distributeurs traditionnels qui craignent de se voir court-circuités. Ce n’est pas un hasard si après la fusion AOL-Time Warner, Virgin a aussitôt menacé d’arrêter son activité de disquaires si jamais le nouveau géant s’avisait de trop miser sur le Net. Aux Etats-Unis, Internet représente d’ores et déjà une sérieuse pomme de discorde entre les disquaires et les producteurs. La National Association of Recording Merchandisers vient ainsi d’attaquer en justice la major Sony music, au motif que celle-ci fait la promotion de son site Internet sur ses disques et renvoie aux sites de différents distributeurs en ligne.

Dans ce contexte incertain, où chacun est amené à marcher sur les plates-bandes de l’autre, concentration et intégration verticale deviennent les nouveaux mots d’ordre. Après le rapprochement entre EMI et le géant AOL-Time Warner, les rumeurs relatives à de nouvelles fusions entre majors du disque se font de plus en plus insistantes. Le risque d’un verrouillage accru du marché n’est donc pas à exclure, sous la férule de conglomérats tout puissants, contrôlant à la fois les catalogues de titres, les réseaux de distribution, les accès aux services en ligne, les technologies de compression et de numérisation des oeuvres, et même les systèmes de rémunération des ayants droit. N’en déplaise aux zélateurs de la désintermédiation (« la musique en direct du créateur au consommateur »), les manoeuvres en cours dans le domaine de la distribution électronique de phonogrammes ne vont guère dans le sens d’une émancipation des fournisseurs de contenus.

Edité en mars 1999