Napster : virus ou symptôme ?

Quelle que soit l’issue du feuilleton Napster, les systèmes d’échange de fichiers de pair à pair (peer to peer, P2P) sur Internet s’imposent aujourd’hui comme une réalité incontournable. Déstabilisés par l’ampleur du phénomène, les fournisseurs de contenus ont préféré jusqu'à présent se situer exclusivement sur le terrain judiciaire. Au risque d’évacuer les vrais enjeux et d’ignorer les opportunités réelles que représente cette nouvelle forme de distribution en ligne.

La justice a tranché : Napster devra respecter les lois du copyright et passer en mode payant pour rémunérer les contenus mis à la disposition du public. Le verdict rendu par la cour d’appel de San Francisco mi- février sonne le glas des fantasmes anarcho-libertaires en faveur de l’accès libre et illimité à la musique en ligne. Le principe de gratuité défendu par les apôtres de Napster procède d’une triple méprise :
1) Il sert d’alibi à la violation systématique de la législation sur le droit d’auteur.
2) Il revient en pratique à favoriser une population d’usagers déjà privilégiés sur le plan économique. Toutes les études le confirment : les utilisateurs de Napster sont en majorité composés d’internautes chevronnés, disposant d’un budget pour le matériel informatique très supérieur à la moyenne.
3) Il sacrifie les intérêts des auteurs et des éditeurs, au profit des opérateurs de télécommunication et des marchands d’équipement multimédia. Ces derniers sont en effet les grands gagnants de la vague « peer-to-peer », qui se traduit de facto par l’augmentation du trafic de données sur les réseaux, et par l’explosion des ventes de graveurs de CD, de modems haut débit, ou de lecteurs MP3. En condamnant Napster, les juges réaffirment avec force une idée trop souvent négligée par les pouvoirs publics et les industriels : dans la société de l’information, les fournisseurs de contenus n’ont pas vocation à jouer le rôle de faire-valoir. Ils ne sauraient être traités comme de simples pourvoyeurs de flux numériques, à la solde des opérateurs de tuyaux et des constructeurs informatiques.

Au-delà de ces questions de principe, le préjudice réel causé par Napster à l’industrie phonographique semble difficile à évaluer. Depuis un an, les maisons de disque ont eu beau jeu de diaboliser les systèmes de peer-to-peer, en établissant notamment un lien de cause à effet entre le succès phénoménal de Napster (plus de 50 millions d’usagers à travers le monde) et la - très légère - régression du marché du disque (-1% en France en 2000 ; -2% aux USA). La corrélation entre les deux événements n’est pourtant pas évidente. Certes, plusieurs études concordantes aux USA ont fait état d’une baisse sensible des ventes de CD chez les disquaires situés à proximité des campus universitaires, où Napster est plébiscité par les étudiants. Mais dans le même temps, d’autres enquêtes soulignent l’impact promotionnel et l’effet d’entraînement que peut avoir ce type de service sur la vente de disques. Seule certitude : le « napstérien » est un grand consommateur de musique sous toutes ses formes, et dispose d’un budget d’achat de CD très supérieur à la moyenne. Au lieu de raisonner exclusivement en termes de piratage ou de manque à gagner, il convient plutôt d’analyser la nouvelle articulation qui se profile aujourd’hui entre les différents modes de consommation de musique. Les pratiques induites par des services comme Napster ne se substituent pas aux anciennes. Elles reflètent avant tout la diversification des usages et l’émergence de nouvelles attentes.

Dans cette perspective, on peut d’ores et déjà tirer 4 leçons du développement actuel du peer-to-peer sur Internet :
1) Le marché de la musique en ligne est tiré par les usagers, et non par les acteurs de l’offre. Les utilisateurs souhaitent avoir le choix entre plusieurs modes d’accès à la musique, et ne se contentent plus des conditions de commercialisation conventionnelles. Plus que la gratuité, c’est la possibilité de s’approprier la musique autrement qui a fait le succès de Napster. Ce service n’a fait qu’occuper - en toute illégalité - l’espace laissé vacant par les maisons de disques, incapables d’apporter des réponses adaptées aux nouveaux besoins.
2) Sur le plan commercial, Napster a révélé le rôle primordial que joue sur Internet la notion de communauté. Pour promouvoir et diffuser des contenus sur le réseau, il importe d’abandonner la logique de communication de masse, pour développer des stratégies fondées en priorité sur l’animation et la valorisation de groupes spécifiques d’intérêt.
3) Le « peer-to-peer » ouvre de nouvelles perspectives en termes de marketing personnalisé (« one to one »), comme le révèle le système récemment expérimenté par la société californienne BigChampagne. Celle-ci a mis au point un "robot" capable d’identifier les fichiers MP3 stockés sur les disques durs des utilisateurs connectés à Napster. But de l’opération : adresser des messages promotionnels ciblés en fonction des goûts musicaux des utilisateurs pour les inciter à découvrir d’autres titres via, par exemple, le site officiel de l’artiste ou de la maison de disques.
4) Enfin, les systèmes d’échanges de fichiers de pair à pair constituent une formidable vitrine promotionnelle pour les artistes. Certains, et pas des moindres (comme Daft Punk), n’hésitent pas à utiliser Napster comme support publicitaire, en diffusant certains de leurs morceaux gratuitement via le site, avant même la sortie officielle de leur album. La bataille juridique autour du « peer-to-peer » ne fait que commencer. Même si Napster s’apprête à rentrer dans le rang sous l’égide de Bertelsmann, d’autres systèmes sont d’ores et déjà prêts à prendre le relais : imesh, gnutella, freenet, napigator, mojonation... Le jeu du gendarme et du voleur s’annonce sans fin...

Dans ce contexte de grande incertitude, le recours à l’arme juridique apparaît légitime, nécessaire mais certainement pas suffisant. Les fournisseurs de contenus sont condamnés à redéfinir leur métier de base et à repenser leurs modèles économiques pour tenir compte de la nouvelle donne. Le succès du P2P les confronte de facto à un double défi : d’un côté imaginer des services à réelle valeur ajoutée pour séduire l’usager et le convaincre de passer de la consommation gratuite illégale à l’accès payant ; de l’autre mieux rémunérer et mieux valoriser le travail des artistes, en exploitant tous les outils marketing et tous les moyens de diffusion à leur disposition. La stratégie défensive, destinée à préserver coûte que coûte les équilibres économiques en vigueur dans la sphère physique, est vouée à l’échec. Comme le soulignait le chanteur Sting au sujet des derniers développements du dossier Napster : « Je ne pense pas que le génie puisse regagner sa bouteille (...) A terme, tout va changer ». Propriétaires des contenus, les éditeurs détiennent la carte maîtresse de la nouvelle économie de l’immatériel, qui se dessine aujourd’hui à travers l’avènement d’Internet et du tout numérique. A charge pour eux de faire preuve d’esprit de conquête et d’imagination pour tirer profit de ces changements, au lieu de chercher en vain à les neutraliser.

Edité en mai 2001