Wearable computing : le corps comme ultime interface

La machine peut réparer l’homme (prothèses) ou le simuler (robots). Elle peut aussi l’habiller, le recouvrir d’une seconde peau, et fonctionner en parfaite symbiose avec lui. Tel est l’objet du « wearable computing », qui met en jeu divers dispositifs électroniques conçus comme autant de parures informationnelles. But de l’opération : rendre le corps humain totalement interactif avec la machine. En attendant de les voir un jour fusionner...
   
Les technologies numériques appliquées au corps humain suscitent des réactions contradictoires. Beaucoup y voient la promesse de progrès fulgurants dans le domaine de la santé, comme l’illustrent d’ores et déjà les nombreux dispositifs (prothèses, implants, organes artificiels, traitements par électrostimulation) qui permettent à certains handicapés de retrouver leur intégrité physique. D’autres à l’inverse évoquent le risque d’une disparition pure et simple de l’espèce humaine, au profit d’êtres désincarnés réduits à l’état de machine. A mi-chemin entre ces deux représentations, le wearable computing propose une démarche originale, où le corps humain est envisagé non plus comme un matériau à remodeler, mais comme une surface à habiller. Revêtue des équipements idoines, la peau devient alors support informatique, écran de réception, capteur sensoriel, et même réseau de communication.

Ordinateur-vêtement

Créée au début des années 90, la société américaine Xybernaut (www.xybernaut.com) fait incontestablement figure de pionnier sur le marché du « wearable computer » (traduction officielle : ordifringue). La quatrième version de son Mobile Assistant, présentée en novembre dernier, est un PC à part entière équipé d’un processeur Pentium MMX 200 MHz, avec une mémoire vive de 32 MO et un disque dur de 2,1 GO. Signe particulier : l’unité centrale se porte à la ceinture comme un walkman. Le boîtier comporte une souris intégrée, deux lecteurs de cartes PCMCIA, plusieurs ports USB, et peut se connecter à divers périphériques tels que lecteur de codes-barres, balise GPS ou système de communication sans fil. La commande de l’ordinateur s’effectue à partir d’un mini-clavier porté au poignet, ou directement par système de reconnaissance vocale. Quant à l’écran, il est monté sur casque et se réduit à une fenêtre placée juste devant l’œil. L’image visualisée correspond à celle d’un écran VGA standard. L’ensemble pèse à peine 2 kilos, et coûte près de 5 000 $ dans sa configuration de base (hors écran). Commercialisé aux Etats-Unis depuis le mois dernier, le MA IV est destiné en priorité aux applications militaires et professionnelles - notamment pour les opérations de maintenance, où l’intervenant a besoin d’accéder en temps réel à diverses banques de données, tout en ayant les mains libres pour effectuer son travail. Miniaturisation et chute des prix aidant, l’ordifringue ne devrait pas tarder à toucher le grand public. Hewlett Packard a récemment passé un accord en ce sens avec Xybernaut, et IBM est déjà sur les rangs avec un modèle disponible pour l’instant sur le seul marché japonais. L’ordinateur « mettable » pourrait donc rapidement succéder aux Personal Computers, portables et autres PDA (Personal Digital Assistant).

L’œil, écran du futur

Parmi les innovations susceptibles d’améliorer l’ergonomie des ordifringues, la plus spectaculaire concerne la mise au point d’un écran rétinien virtuel (« virtual retinal display », VRD), qui viendrait se substituer à l’actuelle fenêtre-écran montée sur casque. Développé entre autres par la société américaine Microvision (www.mvis.com), le VRD fonctionne à partir d’un faisceau laser projeté directement sur l’œil. La rétine sert d’écran de réception et affiche les images dans la partie supérieure du champ de vision, sans bloquer la vue de l’utilisateur. Officiellement, le procédé serait sans danger - la puissance du rayon laser ne dépassant pas 400 millionièmes de watt. Réservé à priori à des usages professionnels ou militaires (notamment pour l’équipement des pilotes de chasse), l’écran rétinien virtuel pourrait également s’appliquer un jour à certains appareils grand public, comme les pagers ou les téléphones cellulaires. Moins gourmand en énergie que les traditionnels écrans LCD, le faisceau laser émis à partir du mobile permettrait la visualisation en couleur - et en grand format - de n’importe quel message électronique. Dans le cas des ordifringues, le VRD serait monté sur de simples lunettes, ce qui donnerait au porteur une apparence - presque - normale. Rien à voir en tout cas avec le look de cyber zombie qui caractérise aujourd’hui les adeptes du wearable computing !

Interactions à fleur de peau

En épousant la peau au plus près, le wearable computing autorise non seulement une plus grande liberté de mouvement, mais aussi de nouvelles formes d’interaction homme-machine. Affublé de capteurs en tous genres, le corps devient une source d’informations parmi d’autres, que l’ordifringue peut recueillir et traiter en temps réel. C’est ce qu’il est convenu d’appeler « l’informatique affective »... Transformés pour l’occasion en parures plus ou moins seyantes, les dispositifs mis en oeuvre s’appliquent à des domaines extrêmement variés. La domotique par exemple : Steve Mann, très sérieux chercheur au MIT, a imaginé des « sous-vêtements intelligents » qui mesurent la température du corps et commandent à distance le chauffage de la maison. Le sport : le même Steve Mann a conçu des chaussures dotées d’un dispositif permettant à deux coureurs éloignés de se connecter via Internet, de façon à harmoniser leur rythme de course. Avec des lunettes munies d’une petite caméra, ils pourraient même partager leur expérience visuelle... L’enseignement à distance : grâce à des « lunettes d’expression », il est possible d’interpréter certains mouvements des yeux et du visage et d’évaluer le degré d’attention du porteur. Dans le cadre d’une visioconférence, à partir des données transmises de manière anonyme par les étudiants, le professeur peut ainsi connaître en direct le niveau d’intérêt porté à son cours. La santé : des capteurs physiologiques suivent en continu l’évolution de certains paramètres et déclenchent une alarme à distance lorsque certains seuils sont dépassés. Le jeu : au Japon, la console Tetris 64 est d’ores et déjà commercialisée avec une interface « Bio-feedback », qui adapte la difficulté du programme en fonction des pulsations cardiaques du joueur, grâce à un capteur logé au creux de l’oreille.
  
Doublure intelligente

Au-delà de ces exemples plus ou moins anecdotiques, deux applications développées au MIT résument les enjeux du wearable computing associé à l’informatique affective. La première, présentée par Rosalind W. Picard à l’occasion d’Imagina 98, s’appuie sur un ordifringue couplé avec une mini caméra. Celle-ci est portée en pendentif autour du cou et reliée à différents capteurs capables de mesurer le degré de surprise de l’utilisateur. Dès que les capteurs détectent une tension particulière, l’image correspondante filmée par la caméra est aussitôt mémorisée sur le disque dur de l’ordifringue. Intérêt de ce type de dispositif selon R.W. Picard : « aider les individus à mieux gérer les flux d’information, en les assistant dans la sélection des éléments pertinents ». Un étudiant dûment harnaché pourrait ainsi déléguer à la machine l’enregistrement des cours ressentis comme les plus intéressants, ou de ceux pour lesquels une baisse d’attention a été détectée (de façon à combler les blancs dans la prise de notes).

Le dispositif de « mémoire augmentée », imaginé Bradley J. Rhodes, s’inscrit dans une autre perspective. Il s’agit cette fois de créer un « agent de souvenance » (Remembrance agent), capable de rappeler à l’utilisateur certaines informations adaptées à la situation du moment. Comme l’explique B.J. Rhodes, l’agent de souvenance regarde en permanence « par dessus l’épaule » de l’individu et lui rafraîchit la mémoire en temps réel. Par exemple, en affichant la carte de visite d’un interlocuteur dont on a oublié le nom : il suffit pour cela d’un ordifringue équipé d’une mini caméra et d’un logiciel de reconnaissance de forme capable de faire le lien entre l’individu rencontré et les données stockées sur le disque dur. L’agent peut aussi faire office de guide touristique et extraire automatiquement de la mémoire de la machine (connectée à une balise GPS) toutes les informations correspondant au lieu exact où se trouve le voyageur. Complémentaires dans leur approche - le premier privilégie les données physiologiques, le second les événements du monde extérieur -, ces deux dispositifs traduisent en fait une même volonté : Créer un assistant personnel sur mesure, qui appréhende le réel sous toutes les coutures et interagit avec le corps humain dans ses moindres plis. Plus qu’un simple vêtement, l’ordifringue tend ainsi à devenir une doublure à part entière, une sorte d’ombre intelligente, qui capte, analyse, filtre et génère les « bonnes informations » en toutes circonstances. Schizophrénie garantie...

Quand la peau devient réseau de communication

Bien qu’elle ne relève pas à proprement parler du wearable computing, la technologie PAN (Personal Area Network) utilise elle aussi le corps humain comme vecteur informationnel. Développé au sein d’IBM par Thomas Zimmermann, l’un des pionniers de la réalité virtuelle, le procédé consiste à faire transiter des données numériques à même la peau, par l’intermédiaire d’un émetteur (qui génère et module le courant ) et d’un récepteur, branchés directement sur le corps humain à l’aide de deux électrodes. Dans la démonstration présentée pour la première fois en 1996 au Comdex, deux personnes dûment équipées parvenaient ainsi à transférer le contenu de leur carte de visite, simplement en se serrant la main (grâce à la conductivité de la peau) ! Les données transitaient à travers leur corps, de l’émetteur de l’un vers le récepteur de l’autre, avant d’être stockées sur un ordinateur portable. A noter que l’intensité du courant mis en jeu représentait à peine cinquante milliardièmes d’ampère !

Ordinateur de poignet

Loin de ces expériences de laboratoire, certains accessoires comme les montres multimédia contribuent à leur manière à démocratiser le concept de wearable computing. En 1995, la société américaine Timex a été la première à concevoir une montre-agenda, en partenariat avec Microsoft. La Timex data link pouvait enregistrer 70 types de données (numéros de téléphone, dates et heures de rendez-vous, etc.), préalablement saisis sur micro-ordinateur. Il suffisait de placer la montre face à l’écran à une distance de 20 centimètres pour que les flashes du code-barres émis par l’ordinateur soient reçus par le capteur de la montre. Par la suite, la société japonaise Casio a elle aussi mis au point une montre/bloc-notes électronique, avec un système de liaison infrarouge pour la transmission des données en provenance de l’ordinateur. Cet été, Seiko est allé encore plus loin en commercialisant la « première montre dotée d’une architecture PC ». Véritable terminal d’ordinateur, la Ruputer Pro est équipée d'un processeur central 16 bits, de 128 Ko de mémoire principale, et d’un système de communication par liaison infrarouge. Elle peut télécharger des données contenant du texte et des images sous Windows 95, et faire tourner plusieurs jeux. Disponible au Japon seulement, cet « ordinateur de poignet » ne pèse que 67 grammes et coûte un peu moins de 2500 F.

Bracelets électroniques

Outre les montres multimédia, la vogue des « transpondeurs » participe elle aussi à la banalisation du wearable computing auprès du grand public. De plus en plus répandus, ces bracelets électroniques, qui permettent au porteur de se signaler à distance, peuvent être utilisés comme outil de rencontre (cf les fameux « love finders » disponibles au Japon, qui émettent un bip dès que deux personnes équipées d’un badge assorti se croisent), mais aussi comme système d’accès (à l’image de la montre Swatch access, produite par la société Skidata, qui déclenche l’ouverture à distance des portiques des remonte-pentes), ou encore comme instrument de surveillance (sur les plates-formes pétrolières par exemple, où les impératifs de sécurité exigent de savoir en permanence où se trouvent les travailleurs).

Le bracelet électronique peut aussi être utilisé à des fins répressives, comme alternative à l’incarcération. Le principe du PSE (placement sous surveillance électronique) a même fait l’objet d’une loi, adoptée par le parlement français en 1997. Le dispositif se compose d’un émetteur, qui prend la forme d’un bracelet électronique fixé à la cheville ou au poignet du condamné, et d’un récepteur relié à une ligne téléphonique installée au lieu d’assignation. Il émet un signal dès que le condamné s’éloigne de plus d’une certaine distance (en pratique 40-50 mètres) du lieu d’assignation. Relayé par la ligne téléphonique, le signal est transmis au poste de surveillance, équipé d’un ordinateur central. Il ne s’agit donc pas d’une balise espionnant les déplacements du condamné en permanence, mais simplement d’un système de surveillance limitée dans le temps et dans l’espace, qui contrôle la présence de l’individu à son lieu d’assignation pendant certaines périodes. Destiné en priorité aux délinquants condamnés à de courtes peines, le PSE est présenté à la fois comme un outil de réinsertion (en évitant la désocialisation liée au milieu pénitentiaire), un instrument de lutte contre la surpopulation carcérale, et une source non négligeable d’économies (puisque le coût du PSE est estimé à moins de 120 francs par jour et par personne, contre environ 400 francs pour une place de prison). A noter que le PSE peut également fonctionner à l’aide d’un simple téléphone portable, comme c’est souvent le cas aux Etats-Unis : le fonctionnaire de l’administration pénitentiaire chargé du contrôle contacte le condamné sur son portable, en lui demandant de rappeler dans un bref délai le centre de surveillance, à partir d’un téléphone fixe. Lorsque le rappel est effectué, le fonctionnaire constate s’il provient du lieu d’assignation (par la vérification du numéro de téléphone de l’appelant) et s’il est bien le fait du condamné (à l’aide d’un système de reconnaissance vocale).

En attendant l’homme bionique

L’utilisation du wearable computing à des fins sécuritaires ne manque évidemment pas d’alimenter les controverses... et les scénarios de films paranoïaques (cf « Ennemi d’état », actuellement sur les écrans). Comment garantir la protection de la vie privée, dans un monde où chacun peut capter, enregistrer et retransmettre incognito les moindres gestes de l’autre ? La miniaturisation et la banalisation croissantes des ordifringues ne risquent-elles pas de conduire à un « Truman Show » généralisé ?
  
Au-delà de ces fantasmes récurrents autour de Big Brother, c’est plutôt l’ombre de l’homme bionique qui se profile à l’horizon du wearable computing. Conçus aujourd’hui pour être amovibles et externes, rien n’interdit de penser que les ordifringues et autres capteurs « affectifs » deviendront un jour implantables. De l’habillage à l’in-corporation, le pas est vite franchi ! Récemment, certains chercheurs n’ont d’ailleurs pas hésité à expérimenter des transpondeurs sous cutané, capables de déclencher à distance la mise en marche de certains appareils électroniques. La médecine de son côté recourt de plus en plus souvent à la greffe d’appareils électroniques, que ce soit pour pallier les déficiences humaines, ou accroître les capacités de sujets bien portants. Certains individus affectés à des tâches spécialisées vont ainsi jusqu'à se faire greffer des prothèses simplement pour augmenter leurs performances au travail. Bien que limités pour l’instant à la surface de la peau, les dispositifs élaborés dans le cadre du wearable computing procèdent de la même logique. L’ordinateur-vêtement, l’œil-écran, la peau-réseau, etc. ne représentent pas seulement une étape de plus dans l’évolution de la micro-informatique (en termes de miniaturisation, de mobilité, de personnalisation, ou d’interactivité). Ils préfigurent à leur manière la panoplie de base des cyborgs à venir.

Edité en janvier 99

Hervé Kempf, La révolution biolithique, éditions Albin Michel