Portrait du cybérien en carte à jouer

Loin des stéréotypes véhiculés par les romans de science fiction ou les jeux vidéo, le Mat incarne de manière exemplaire la figure du « mutant ». Parent du joker et du fou aux échecs, cet arcane majeur du tarot n’a pas grand chose à voir avec les humanoïdes high-tech qui peuplent les représentations cyber à la mode. Ses caractéristiques en font pourtant un personnage éminemment contemporain. Arrêt sur image.

En bas de l’arcane, son nom s’affiche en toutes lettres (« le Mat » ou « le Fol » selon les versions), tandis qu’en haut, le champ du nombre reste vierge. Pour la Mort, c’est l’inverse : le chiffre est clairement indiqué (arcane XIII), mais le nom est noirci, illisible. Contrairement aux autres lames du tarot, qui s’échelonnent de I (le Bateleur) à XXI (le Monde), le Mat ne possède aucune indication numérale. Carte vagabonde par excellence, il n’a pas de place définie dans le jeu et peut se substituer à n’importe quelle autre lame. Pour certains, il se situe en amont du I et symbolise la naissance, le merveilleux. Pour d’autres, il vient après l’arcane XXI et représente l’infini, l’au-delà. Il n’est pas rare non plus de le trouver entre le XX (le Jugement) et le XXI - comme si son rôle était de tout effacer après le Jugement dernier pour mieux célébrer les noces du Monde. Etranger à la série des nombres, le Mat ignore les hiérarchies, les divisions, les différences. Tel l’androgyne, il cristallise le moment où les possibles ne sont pas encore réalisés, où les choses ne sont pas encore déterminées.

Depuis l’apparition du jeu au XIVème siècle à Venise, le Mat a souvent changé de visage. Dans sa version la plus courante (celle du tarot de Marseille), il apparaît sous les traits d’un homme qui marche, le regard perdu dans le vague. Pour lui, rien de stable ni de définitif, nulle permanence des choses, nulle fixité de la pensée. Comme le Juif errant, c’est un nomade qui parcourt l’étendue, sans jamais s’arrêter. Dépourvu d’existence propre, il n’est soumis à aucune nécessité particulière et symbolise le non-être - ce qui n’en fait pas pour autant un personnage abstrait : Le bâton sur lequel il s’appuie souligne son lien à la terre, et le chien à ses trousses, qui met à nu sa fesse droite, expose aux yeux de tous sa réalité charnelle.

Comme tout personnage atypique, le Mat suscite des appréciations contrastées : indifférent, insensible, influençable, irraisonné, irresponsable... sont les qualificatifs qui reviennent le plus souvent à son sujet. Dans la plupart des interprétations divinatoires, il passe pour le jouet des forces occultes, le sujet hypnotique par excellence. D’autres au contraire préfèrent voir en lui l’archétype du Créateur - libre, indépendant, fou et sage à la fois, toujours en quête de nouveaux territoires. L’équivalent du Mat aux échecs - le Fou - présente des traits similaires : mobilité extrême ; démarche oblique ; rapport subtil avec la mort. L’échec et mat ne signifie en effet ni la mort ni la capture du roi, mais simplement son enfermement dans un réseau d’alternatives impossibles. A travers le Mat, le jeu d’échecs s’affirme ainsi comme le seul jeu qui trouve sa solution dans l’insoluble. Quant au joker, sa parenté avec l’arcane sans nombre est évidente. Protéiforme, sans valeur propre, il défie lui aussi l’ordre existant et joue le rôle de « l’outlaw ». Rôle ambigu du reste, puisque le joker se situe à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’espace ludique. A l’intérieur dans la mesure où il participe au jeu comme élément actif. A l’extérieur, parce que sa fonction est de transgresser la Règle qui l’a créé.

Placé sous le signe de l’ubiquité, de la transversalité, et de l’ambivalence, le Mat traduit de façon emblématique les mutations en cours. Peut-être même fera-t-il un jour figure de carte maîtresse pour la « génération numérique »... En attendant, gageons que les créateurs de jeux vidéo sauront mettre à profit les ressources d’un tel personnage. Le virtuel ayant toujours fait bon ménage avec les ambiances ésotérico-médiévales, le Mat a tout pour rejoindre Lara Croft et consorts au panthéon de la mythologie cyber !

Edité en novembre 1999

A consulter : Jean Carteret : Tarot et langage, édition l’Originel Maurice Lever : Le sceptre et la marotte, édition Fayard