L’édition est à l’aube d’une révolution sans précédent : émergence de nouveaux supports (e-ink, e-paper, e-book), apparition de nouvelles formes de distribution (cyberlibrairies, impression à la demande), développement de nouveaux modèles économiques (longue traîne), etc. Dans ce contexte mouvant, les acteurs de la chaîne du livre tentent désespérément de préserver leurs positions en faisant barrage aux nouveaux entrants, comme l'illustre la récente croisade du syndicat des libraires contre Amazon et consorts. Pour eux l'équation est simple : littérature = livre = librairie. Ils reproduisent ainsi exactement la même erreur stratégique que les majors du disque face à la déferlante MP3. En privilégiant le contenant (le support) au détriment du contenu (la musique), l’industrie phonographique s’est fait définitivement supplanter par de nouveaux acteurs, tel Apple, sur le marché de la musique en ligne. En cherchant à tout prix à rester le passage obligé entre l’auteur et le lecteur, la chaîne du livre travaille paradoxalement à sa propre perte. D’un côté, elle laisse le champ libre à ses concurrents potentiels sur les marchés émergents ; de l’autre, elle contribue à la saturation des circuits de distribution traditionnels, aujourd’hui au bord de l’asphyxie. Si elle persiste dans cette voie, il y a fort à craindre que dans un proche avenir la médiation entre auteur et lecteur s’opèrera en dehors d’elle, via d’autres canaux, avec d’autres prestataires et selon d’autres règles.
Billet publié dans le magazine Chronic'art (septembre 2007)
Disque culte & occulte
The Correct Use of Soap
Troisième opus du groupe Magazine, sorti en 1980. Petit bijou post-punk, porté par le chanteur Howard Devoto (ex Buzzcocks) et le guitariste John Mc Geoch (futur Siouxie & the Banshees). Originaire de Manchester comme Joy Division (voir le film 24 Hour Party People), ce groupe pionnier de la new-wave se distingue par l’originalité de ses textes, corrosifs à souhait, et la richesse de ses compositions, à la fois énergiques et inspirées. A écouter en priorité : l’incandescent « Because you're frightened » qui ouvre l’album, le cultissime « A song from under the floorboards » avec sa ligne de basse imparable, « You never knew me », ballade pop faussement acidulée, et surtout « Thank you », reprise grandiose du tube funk de Sly & the Family Stone’s. A redécouvrir d’urgence !
Avec la participation de C. Delaume, P. Vasset, J.-C. Massera, I. Soliane, E. King, E. Notéris, J.-P. Ostende, K. Georges, F. Dumond, E. Arlix ...
Adopte un clitoris et entre dans l’histoire avec Raël
Bonjour Michel,
Mon nom est Tina. On s’est vus à Las Vegas lors du salon de la vidéo pour adultes AVN 2008. Je me souviens très bien de toi. Je sais que tu es quelqu’un de sensible, d'attentif, différent des autres. C’est pourquoi je m’adresse à toi aujourd’hui pour te parler d’une cause qui me touche particulièrement en tant qu’actrice X : Clitoraid. Fondée par notre prophète Raël, cette association à but non lucratif a pour objet la lutte contre l’excision dans le monde. Grâce au programme Adopte un clitoris™, Clitoraid permet aux femmes victimes de mutilations sexuelles de recouvrer leur intégrité physique après intervention chirurgicale. Le clitoris est reconstruit sous anesthésie locale et la femme retrouve toutes ses sensations au bout de seulement six semaines. Comme le souligne notre prophète, « A terme, le programme Adopte un clitoris™ aura un effet dissuasif sur la pratique de l’excision, car à quoi bon couper ce qui peut être facilement réparé ? »
Le premier « hôpital raëlien du plaisir » sera prochainement construit à Bobo Dioulasso, afin d’opérer gratuitement les femmes excisées du Burkina Fasso. L’investissement est estimé à environ 70 000 $. Si toi aussi tu veux participer à la construction de cet hôpital et contribuer au programme Adopte un clitoris™, tu peux faire un don via Paypal en activant le bouton ci-dessous ou bien envoyer un chèque au siège social de l’organisation à Las Vegas :
Clitoraid, 4965 W Tropicana #103A-1, Las Vegas NV 89103, USA.
Avec Raël, luttons tous ensemble contre l’obscurantisme et la barbarie !
Je compte sur toi,
Tina
Contribution au projet Hoax, ouvrage collectif publié aux Editions Ere (avril 2008).
F for Fake
Décryptage
1 - Avez-vous l'impression de vivre aujourd’hui dans un monde où il est difficile de distinguer le vrai du faux ?
Oui, au sens où la fiction est devenue partie intégrante du réel, jusqu’à le modeler dans ses moindres détails. Le monde s’apparente de plus en plus à un tissu de signes, entièrement régi par les jeux d’écritures et la manipulation de symboles. Epoque vertigineuse, où la politique semble se résumer au storytelling, l’économie à un simple jeu de spéculation sur des valeurs virtuelles, l’identité génétique à une combinatoire de codes, etc. Même le discours scientifique, à travers notamment les récents développements de la physique quantique, nous renvoie l’image d’un univers plus proche du mythe et de la fable que de la réalité sensible.
2 - Est-ce que, fondamentalement, cette distinction a une quelconque importance aujourd'hui ?
La distinction existe – à moins de prôner le relativisme absolu. Mais le fait est que la ligne de démarcation est de plus en plus difficile à tracer. Dans ces conditions, rien ne sert de déplorer la corruption du réel et la falsification généralisée dont nous serions victimes. Immuniser le réel contre le virus de la fiction est une entreprise puritaine vouée à l’échec. L’enjeu est plutôt d’explorer la porosité croissante entre réalité et fiction et de voir comment l’un et l’autre se contaminent mutuellement. D’une certaine manière, cela revient à renverser la fameuse sentence de Debord, ressassée par tous les contempteurs de la société du spectacle : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux ». On peut au contraire considérer que le faux peut aussi, dans certaines conditions, devenir un moment du vrai.
3 - Notre époque n'est-elle pas davantage révélée et mieux retranscrite dans la fiction qu'à travers l'information réelle ?
Dans un contexte marqué à la fois par la prolifération des informations et par la faillite des grandes matrices explicatives (religieuses, idéologiques, etc.) susceptibles de fournir des grilles de lecture « clé en main », la fiction apparaît paradoxalement comme l’un des meilleurs moyens de dire le réel. La démarche relève en quelque sorte de la radiographie : la fiction, telle une substance artificielle injectée dans le magma des données disponibles, fait office de révélateur et rend lisible ce qui semblait a priori informe, inobservable.
J’ai trouvé la démarche jubilatoire et le résultat plutôt réussi. Ce faux Chro est plus vrai que nature ! Plus qu’un simple canular, façon poisson d’avril, qui accréditerait en négatif le traditionnel clivage vrai/faux, il s’agit d’une œuvre de fiction collective, qui soulève plein de questions intéressantes sur les codes de la branchitude, le statut de la critique et surtout les fantasmes paranoïaques généralement associés à certaines thématiques (mutations génétiques, jeux vidéo, réseaux sociaux, etc.). On peut aussi y voir une sorte de clin d’œil à Baudrillard… Par ailleurs, je trouve assez symptomatique que D. Abiker, journaliste soi-disant expert en décryptage des médias, ait été le premier à tomber dans le panneau…
5 - Internet est-il selon vous une source du problème (informations non vérifiées, rumeurs propagées à la vitesse de la lumière) ou, au contraire, une solution au problème (accès de tous à l'information, vigilance démultipliée par le nombre d'internautes) ?
Je ne pense pas que la question dépende du support de diffusion. Tous les médias se prêtent à ce type de falsification (cf la fameuse émission d’Orson Welles, annonçant à la radio l’arrivée des extra-terrestres et provoquant un véritable mouvement de panique à New York). Il n’y a pas de changement de nature avec Internet, juste un changement d’échelle, un effet démultiplicateur qui fonctionne d’ailleurs dans les deux sens : il est certes très facile de diffuser des fausses informations sur la Toile, mais aussi beaucoup plus facile de les désamorcer grâce à la vigilance des internautes. Le Web est aussi, et peut-être surtout, un excellent outil pour démonter les entreprises de falsification à l’œuvre dans les médias traditionnels – comme vous l’avez vous-même prouvé en révélant la supercherie sur votre site.
Les mots plus forts que la mort, l'écriture comme thérapie, la souffrance comme carburant. Vieille rengaine, avec toujours la même histoire citée en exemple : celle du petit fonctionnaire britannique expatrié en Malaisie, qui tombe un jour en syncope à Bornéo. Les médecins diagnostiquent une tumeur au cerveau et lui donnent seulement un an à vivre. De retour à Londres, le malheureux cherche en vain un emploi et se met à écrire pour subsister. Douze mois plus tard, après avoir rédigé six livres, il est toujours en vie. Explication officielle : l'intensité du travail cérébral lié à l'écriture a réussi à neutraliser la tumeur. Pendant plus de trente ans, le virus de la littérature l'immunise contre la maladie. Mais le 25 novembre 1993, celle-ci finit par avoir le dernier mot. À l'âge de 76 ans, le «modeste plumitif, inoffensif gratte-papier», comme il se définissait lui-même, décède des suites d'un cancer, en laissant derrière lui une cinquantaine d'ouvrages, parmi lesquels : Pianistes, Du miel pour les ours, La folle semence, Un agent qui vous veut du bien, Dernières nouvelles du monde, Puissance des ténèbres, et bien sûr Orange mécanique.
Moi, c'est l'inverse. Il aura suffi que je me mette à l'écriture pour que la maladie se déclare. Simple sciatique, pensais-je en allant consulter au début de l'année 2003. Sclérose latérale amyotrophique (SLA pour les intimes), a tranché le neurologue, électromyogramme et IRM à l'appui. Scénario implacable. Début progressif, insidieux : faiblesse d'un membre, difficulté de préhension, lâchage d'objets, crampes fréquentes, fasciculations. Aggravation irréversible. Au bout de 2 à 3 ans : déficit amyotrophiant des quatre membres, atrophie linguale, troubles de la déglutition pouvant empêcher l'alimentation, dyspnée par atteinte des muscles respiratoires. Mort par asphyxie. Incidence : 0,96 à 2,25 nouveaux cas par an pour 100 000 habitants. Prévalence : 4 à 6 malades pour 100 000 habitants. J'ai toujours su que j'étais un être d'exception.
C'est en 1991, lors d'un voyage au Canada organisé par Terres d'Aventure, que j'ai rencontré celui qui allait devenir mon enseigne, ma doublure. Après avoir traversé ensemble le parc des Laurentides à la rame, nous avons sympathisé et pris l'habitude de nous retrouver une à deux fois par an dans ma propriété du Périgord, au bord du Céou. Depuis mon installation en Suisse en 2001 —ISF oblige—, nos liens se sont un peu distendus, même si nous continuons d'échanger régulièrement par voie électronique. Aux dernières nouvelles, il pointe à l'ANPE et dit vouloir se consacrer à temps plein à ses projets personnels : un roman provisoirement intitulé Confessions d'un chômeur de confort, dont il me parle depuis des années, et un scénario «inspiré de l'affaire Guy Georges et du journal du séducteur», qu'il envisage de réaliser lui-même dans le cadre de sa propre société de production. A priori, il est d'accord pour pallier mon invalidité et assurer lui-même la promotion de mon roman. «Même si ça ne me rapporte rien, ça me permettra toujours de faire des repérages dans le milieu»…
Discussion désagréable au téléphone sur la question des droits d'auteur. Je propose un partage à 60/40, comme Romain Gary avec Paul Pavlowitch. Lui exige 40/60, au motif que les temps ont changé et que l'emballage compte désormais plus que le contenu. Affaire conclue à 50/50. Il insiste pour qu'un «acte synallagmatique en bonne et due forme» (sic) soit établi par un avocat spécialisé. À quoi bon ? Étant donné le faible potentiel commercial de l'ouvrage, l'espérance de gain est dérisoire —sans doute à peine de quoi payer l'avocat. Et en tant que signataire du contrat d'édition, il aura de toute façon la maîtrise des flux financiers générés par le livre. À moins de se léser lui-même dans les virements à mon attention, il ne court aucun risque. L'accord est donc scellé par un simple échange de lettres, en toute confidentialité, sans faire intervenir de tiers.
Pourquoi l'avoir choisi lui plutôt qu'un autre ? Question de disponibilité d'abord, mais aussi et surtout d'expérience : Diplômé de l'ESSEC, titulaire d'un troisième cycle «spécialisé dans le management de l'information et des médias», il a travaillé quinze ans dans le monde de la communication et connaît parfaitement les rouages du milieu. Fasciné par le numérique, l'immatériel et le virtuel, il a le profil-type de l'artiste sans œuvre. Comme tous les velléitaires qui se gargarisent de post-modernité, il pense que l'art aujourd'hui consiste non plus à inventer des formes, mais simplement à produire un discours. Son fantasme ? N'être qu'une marque, une griffe, un logo —comme en témoigne cet article très symptomatique , paru sous sa plume dans je ne sais quel magazine branché, qui m'a définitivement convaincu de faire appel à ses services.
Sowana, premier artiste artificiel
" Pour le Cercle Ramo Nash, le principal média de l'art aujourd'hui n'est plus l'exposition, mais la conversation. L'enjeu n'est pas tant de produire des œuvres originales que de développer un argumentaire spécifique — cet argumentaire pouvant éventuellement faire l'objet d'une modélisation. Premier robot de dialogue orienté art, Sowana (référence à L'Ève future de Villiers de l'Isle Adam ) peut donc être considéré comme un artiste à part entière. Opérationnel sur la Toile depuis décembre 1997, Sowana se présente sous la forme d'une interface en langage naturel, capable d'améliorer sa base de dialogues au fil des interventions par auto-apprentissage. Cet artiste artificiel, élaboré dans le cadre du Projet Intelligence Artistique, est en mesure non seulement de participer de manière active à une conversation sur l'art, mais aussi d'optimiser sa stratégie en fonction des informations générées par l'environnement artistique. À ce titre, Sowana traduit la transformation progressive de l'artiste en une « machine informationnelle » dont l'efficacité est de plus en plus conditionnée par sa capacité à manager les flux d'information, qui organisent le champ de l'art et de l'esthétique."
Avec son accord, j'introduis quelques éléments biographiques dans l'amorce de l'ouvrage, pour accréditer son statut d'auteur : ancien rédacteur en chef du magazine Multimédia Stratégies, collaborateur aux Cahiers de l'Audiovisuel de l'INA, etc. Ma véritable identité n'apparaît qu'en filigrane dans le chapitre Script, à travers l'allusion transparente à Hughes Damian —pseudonyme sympathique comme l'encre, forgé à partir du radical de mon propre nom et en référence à Howard Hughes, lui aussi rongé par la maladie et condamné à une vie de Reclus, au dernier étage du Desert Inn. Pour le reste, comme il est indiqué à la fin de l'ouvrage (p.99) : «L'auteur peut espérer sans forfanterie avoir montré dans tous ses choix une finesse que peu de français possèdent — ce qui témoigne d'un réel mérite, quand bien même ce n'est pas le sien…» Dixit Maria Wutz.
« Dans le domaine du pur savoir, la discrète manifestation de l’auteur, tout autant que sa dissimulation dans l’art, témoigne souvent d’un pouvoir supérieur. » Jean Paul, Cours préparatoire d’esthétique.
Revue Tina N°2 (Janvier 2009)
Interview parue sous le titre :
L’agent littéraire, sauveur ou fossoyeur de l’édition ?
Juriste de formation, il a travaillé huit ans à Paris dans un cabinet d’avocats spécialisé dans le droit d’auteur et la propriété intellectuelle. Depuis mai 2008, il collabore en qualité de « legal adviser » avec l’une des plus importantes agences littéraires du Canada, qui a décidé de développer ses activités sur le marché français. Tina l’a rencontré l’été dernier en marge du colloque “Visionary Landscapes”, organisé à Vancouver par l’association Electronic Literature Organization. Il a bien voulu répondre à nos questions sur les mutations de l’édition et le rôle des agents littéraires, à la condition que nous ne citions pas son nom, « afin de ne pas engager la responsabilité de son nouvel employeur ». Dont acte.
Pouvez-vous nous présenter brièvement l’activité de l’agence pour laquelle vous travaillez et le rôle que vous y jouez ?
L’agence littéraire remplit une triple fonction : éditoriale, qui consiste à sélectionner les manuscrits et à travailler avec les auteurs sur leurs textes ; commerciale, destinée à promouvoir les œuvres des auteurs que nous avons mandat à représenter ; et juridique, qui relève de ma partie et qui vise à sécuriser les contrats passés avec les différents prestataires en charge de la diffusion des œuvres inscrites au catalogue de l’agence. Réservée au départ aux écrivains canadiens anglophones, celle-ci s’est récemment ouverte à la littérature francophone, avec l’ouverture d’un bureau à Montréal en juin 2007. Et elle envisage aujourd’hui d’étendre ses activités à la France.
Pourquoi la France constitue-elle, selon vous, un marché potentiel intéressant pour ce type d’agence ?
Tout simplement parce qu’il n’existe pas véritablement d’agent littéraire en France, qui assure ce triple rôle de découvreur, de promoteur et d’avocat. Les deux officines les plus connues – celles de François Samuelson et de Susanna Lea – ne gèrent que les intérêts d’auteurs déjà confirmés. A côté d’elles, tendent à se développer, dans des conditions souvent très opaques, des réseaux de sub-agents, qui fonctionnent comme de simples « apporteurs d’affaires » pour les éditeurs. Or il existe aujourd’hui une demande croissante de la part des auteurs français pour clarifier et réformer les conditions d’exploitation de leurs œuvres. Je rappelle que le contrat type qui régit les relations entre auteurs et éditeurs en France date de plus de 25 ans, alors que l’édition a connu plus de bouleversements au cours des deux dernières décennies qu’au cours des deux siècles passés. Dans l’hexagone, le mythe de « la relation privilégiée entre l’auteur et l’éditeur » sert le plus souvent d’alibi à des pratiques contractuelles archaïques fondées exclusivement sur le rapport de force. D’où l’intérêt de recourir à des agents pour redéfinir les règles du jeu et garantir aux auteurs de meilleures conditions de diffusion de leurs oeuvres.
De quelle manière ?
D’abord en limitant le périmètre et la durée des cessions des droits. La France est l’un des rares pays, où les éditeurs continuent de s’approprier à titre exclusif tous les droits d’exploitation des ouvrages qu’ils publient (pour tous les supports de diffusions « actuels et futurs », pour tous les pays, et pour toute la durée de la propriété intellectuelle, soit jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur). En échange, l’éditeur s’engage, selon la formule consacrée, à « assurer une exploitation permanente et suivie de l’ouvrage ». En pratique, cet engagement n’est quasiment jamais respecté, puisque la durée d’exploitation des ouvrages publiés est de plus en plus courte (65 jours en moyenne de présence en librairie). Contrairement à ce qui se passe dans le cinéma, où un film, même après un échec en salles, peut continuer sa carrière sur d’autres supports (DVD, TV, etc.), un livre qui ne rencontre pas immédiatement son public en librairie finit immanquablement au pilon et cesse d’être diffusé dans le commerce, sous quelque forme que ce soit, tout en restant la propriété de l’éditeur qui en détient les droits exclusifs tant qu'il n'est pas totalement épuisé. L’auteur qui souhaite remettre son ouvrage en circulation est alors contraint soit de recourir à un avocat pour faire annuler son contrat, soit de racheter le stock d’invendus – si son éditeur y consent - pour pouvoir le faire rééditer ailleurs. Pour éviter cette situation de blocage et d’assèchement des droits, il est impératif de négocier des contrats à durée déterminée (10 ans maximum, 5 ans voire moins pour les auteurs confirmés).
Vous recommandez également de limiter le périmètre de cession des droits. Pourquoi ?
En France, les droits annexes, qui occupent en réalité une place de plus en plus centrale dans l’économie de l’édition, sont sous-exploités par les éditeurs. Et lorsqu’ils le sont, c’est à des conditions très désavantageuses, puisque le partage des revenus s’établit généralement à 50/50 entre l’auteur et l’éditeur, au lieu de 80/20 au bénéfice de l’auteur dans la plupart des pays. Par ailleurs, dans le cas de maisons d’édition intégrées à de grands groupes multimédia, les droits annexes (traductions, adaptations audiovisuelles) sont souvent négociés entre filiales d’une même structure, sans que l’intérêt de l’auteur soit vraiment pris en compte. Pour préserver sa liberté de manœuvre et sa marge de négociation, celui-ci a donc tout intérêt a ne pas céder ces droits et à faire appel à une agence littéraire qui sera mieux à même de les valoriser – comme l’a fait Jonathan Littell avec son agent Andrew Nurnberg pour Les bienveillantes. La question du périmètre de cession se pose de façon encore plus sensible pour les droits électroniques. En France, même si les mentalités commencent à évoluer, les éditeurs restent d’abord et avant tout des marchands de papier et ont tendance à envisager la publication au format numérique non comme un nouveau marché à conquérir, mais plutôt comme une concurrence potentielle à neutraliser. Résultat : ils se portent systématiquement acquéreurs des droits électroniques des ouvrages qu’ils publient et les rangent dans leurs tiroirs, au lieu d’investir dans l’expérimentation de nouvelles formes de diffusion, comme le souhaiteraient souvent les auteurs. Pour éviter ces conflits d’intérêt, et en attendant que les modèles économiques de l’édition numérique se précisent, il est essentiel que les auteurs restent propriétaires des droits électroniques de leurs textes.
Les agents sont souvent présentés comme des « suceurs de sang » par les éditeurs. Qu’en pensez-vous ?
Je suis toujours surpris d’entendre les éditeurs se poser en victimes des vilains agents littéraires. S’il y a inflation des à-valoir, c’est d’abord parce que les éditeurs acceptent de jouer le jeu de la surenchère. Personne n’a forcé les éditions du Seuil à verser plus de 200 000 euros à Christine Angot pour son dernier opus… La mauvaise perception des agents en France tient en grande partie à la conception très hypocrite, et somme toute très petite bourgeoise, de l’auteur, supposé se consacrer à son art de façon totalement désintéressée, en dehors de toute contingence matérielle. Les innombrables rapports officiels consacrés à l’avenir de l’édition sacrifient d’ailleurs volontiers à cette vision quasi-sacerdotale de l’écriture. Dans le rapport Livre-2010 par exemple, on peut lire des phrases du style : « L’écrivain de vocation ne veut pas être soumis à la loi du marché et demande qu’on lui reconnaisse une autonomie fondée sur une éthique du désintéressement, comme en témoigne la mise en garde de Claudel à Jacques Rivière : Il n’y a pas de pire carrière que celle d’un écrivain qui veut vivre de sa plume (…) il n’est pas honorable d’essayer de vivre de son âme et de la vendre au peuple (…).Tout vaut mieux que le trottoir. » C’est avec ce type d’argument que le milieu littéraire s’efforce tant bien que mal de préserver un modèle économique foncièrement inéquitable, où l’éditeur finance la fabrication, la promotion et la distribution des livres, mais pas la création proprement dite.
Les droits d’auteur constituent pourtant bien une forme de rémunération ?
Encore faut-il s’entendre sur la nature exacte de cette rémunération. D’une certaine manière, l’éditeur peut être comparé à un banquier. Il a pour fonction de faire fructifier le capital que lui soumet l’auteur, les droits d’auteur correspondant en quelque sorte aux intérêts perçus. Mais le capital en tant que tel – c’est-à-dire la création de l’auteur – est littéralement donné à l’éditeur, qui en acquiert les droits exclusifs parfois pour toute la durée de la propriété intellectuelle. C’est un peu comme si votre banquier n’acceptait de rémunérer votre épargne qu’à la condition que celle-ci reste définitivement immobilisée dans ses coffres ! Quand on voit les montants astronomiques auxquels sont valorisés les catalogues des maisons d’édition et les plus-values juteuses engrangées à l’occasion de certaines opérations de fusions-acquisitions (Seuil-La Martinière par exemple…), on comprend que les auteurs aient l’impression d’être les dindons de la farce, d’autant plus qu’ils n’ont jamais voix au chapitre dans ce genre d’affaires. (D’où, soit dit en passant, la nécessité d’inclure dans les contrats d’édition une clause spécifique – comparable à la clause de cession en vigueur chez les journalistes – accordant à l’auteur la possibilité de récupérer les droits d’exploitation de ses textes en cas de modification substantielle du capital de son éditeur).
Contrairement aux idées reçues, la fonction première de l’agent n’est pas de faire exploser les taux d’intérêt – autrement dit les à-valoir et les barèmes de rémunération. Il s’agit avant tout de permettre à l’auteur de se réapproprier son capital, à travers notamment des contrats à périmètre restreint et à terme précis. En France, l’éditeur a trop souvent tendance à vouloir se constituer un catalogue à la manière d’un amateur d’art qui accumule les tableaux pour alimenter sa collection. Il privilégie le stock, le patrimoine, au détriment du flux et de la libre circulation. Cette posture est à l’origine d’un nombre croissant de conflits avec les auteurs. Il est d’ailleurs symptomatique que les juges aient cru bon de rappeler, dans un arrêt remarquable rendu en 2003, que l’éditeur est tenu « d’exécuter le contrat dans l’intérêt commun des parties dès lors que le contrat d’édition est une convention par laquelle l’auteur confie ses droits patrimoniaux et moraux à gérer et à exploiter, et son art à protéger, à un éditeur qui ne peut en disposer arbitrairement en gérant le patrimoine qui lui est confié comme s’il en était le maître. » Autrement dit, l’éditeur a vocation à se comporter plus en mandataire qu’en propriétaire.
Mais la création de l’auteur – son « capital » comme vous dites – aurait-elle la moindre valeur sans le travail de l’éditeur ?
Le problème de l’édition en France, c’est qu’elle fonctionne encore selon un modèle que je qualifierais de « sidérurgique » : l’auteur est considéré comme le mineur qui extrait le minerai, et cette matière mal dégrossie n’accède au statut d’œuvre d’art qu’après le travail de « raffinage » de l’éditeur, qui assure la validation, la fabrication et la diffusion de l’ouvrage. Dans cette logique, c’est l’éditeur qui est censé être le principal créateur de valeur, tandis que l’auteur s’apparente à un vulgaire fournisseur. Une telle position était tenable lorsque l’éditeur se trouvait en situation de monopole et constituait de fait un passage obligé entre l’auteur et son public potentiel. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Dans un contexte marqué d’un côté par la saturation des circuits de distribution classiques et de l’autre par l’émergence de nouveaux canaux de diffusion, notamment au format électronique, la plus-value réelle apportée par les éditeurs traditionnels apparaît de plus en plus sujette à caution. Dans l’état actuel des pratiques contractuelles, le recours à un éditeur papier se révèle même souvent préjudiciable pour l’auteur, qui voit son ouvrage diffusé pendant seulement quelques semaines en librairie puis définitivement enterré pour cause de droits bloqués par l’éditeur, alors que le même texte diffusé par voie électronique serait susceptible de toucher une audience beaucoup plus large dans la durée, tout en restant la propriété de son auteur. A force de se comporter comme de simples imprimeurs, débitant les livres à la chaîne sans assurer de réel travail de sélection et de promotion, les éditeurs ont d’une certaine manière scié la branche sur laquelle ils étaient assis depuis des décennies… pour le plus grand profit des agences littéraires.
De façon plus générale, le processus de validation des œuvres a considérablement évolué au cours des dernières années. Le bon vieux modèle vertical, « notarial », qui a fait la fortune des éditeurs, est révolu. L’image de marque de l’éditeur, aussi prestigieuse soit-elle, ne suffit plus à garantir la visibilité des ouvrages publiés. La validation des œuvres s’effectue aujourd’hui de façon beaucoup plus horizontale, transversale, selon des circuits que les agences littéraires savent bien mieux exploiter que les éditeurs traditionnels.
En réduisant la durée et le périmètre de cession des droits, et en contribuant à l’inflation des à-valoir, les agents ne limitent-ils pas la capacité d’investissement des éditeurs dans des œuvres plus difficiles d’accès ?
Cette théorie de la péréquation invoquée à tout bout de champ par les éditeurs, selon laquelle les bénéfices réalisés sur les grosses ventes permettraient le financement d’ouvrages plus confidentiels, est une aimable plaisanterie. En réalité, c’est exactement l’inverse qui se produit. Les profits engrangés grâce aux best-sellers constituent une sorte de rente qui dispense l’éditeur d’investir réellement dans la « recherche et développement ». Le système fonctionne aujourd’hui comme une loterie où chacun multiplie les tirages dans le seul but de décrocher le gros lot. Au lieu de parier à long terme sur un auteur singulier, on en publie cinq à peu de frais (tirage ultra-limité, peu ou pas d’à-valoir, aucun soutien promotionnel) et on regarde comment réagit le marché. Ceux qui ne trouvent aucun écho dans le mois suivant leur publication sont jetés à la poubelle ; celui qui est « remarqué par la critique » aura éventuellement droit à une deuxième chance au grattage ; Quant à l’auteur qui rencontre le succès, les gains qu’il aura permis de dégager serviront uniquement à financer la prochaine tombola… En obligeant les éditeurs à miser non plus seulement sur le contenant – avec l’inflation de titres que cela induit – mais d’abord sur le contenu, les agents littéraires jouent un rôle salutaire de régulation. Ils contribuent à remettre l’auteur au cœur du système et à enrayer cette machinerie infernale qui sert non pas à préserver la « bibliodiversité » mais simplement à maximiser la rotation des produits de consommation courante, au détriment des ouvrages non immédiatement rentables, condamnés au pilon.
A ce propos, que pensez-vous de la proposition récente de certains députés visant à limiter à un an le délai d’application du prix unique du livre, de façon à pouvoir solder plus rapidement les invendus au lieu de les envoyer au pilon ?
Si l'on en croit certains chiffres - toujours sujets à caution tant la question est taboue -, 419 millions d'exemplaires auraient été imprimés en France en 2006, le nombre d’invendus se situant aux alentours de 100 millions. Seulement 30 % auraient été remis en circulation (exportation, solderies, etc.), le reste étant purement et simplement détruit - ce qui représente donc près de 70 millions de livres pilonnés ! Face à une situation aussi aberrante, il apparaît légitime de vouloir réformer le système. Mais je ne suis pas sûr que la proposition à laquelle vous faites allusion soit la bonne réponse. Pour moi, la solution passe plutôt par la modification des termes du contrat qui lie l’éditeur à l’auteur. Aujourd’hui, l’éditeur a le droit de procéder à la destruction partielle du stock d’invendus, tout en restant propriétaire des droits d’exploitation de l’ouvrage. Si l’on garantissait à l’auteur la possibilité de récupérer automatiquement ses droits, il me semble que les éditeurs y regarderaient à deux fois avant de recourir au pilon…
La loi sur le prix unique du livre vous semble-t-elle aujourd’hui dépassée ?
Cette loi repose sur une équation simple : littérature = livre = librairie indépendante. Elle procède à la fois d’un rapport fétichiste au support livre, considéré comme le sanctuaire de la littérature, et d’une vision corporatiste du marché de la distribution, avec d’un côté les gentils libraires indépendants supposés défendre la création et de l’autre les méchantes grandes surfaces soumises à la dictature du profit. Ce double postulat est aujourd’hui caduc. La littérature est appelée à circuler sur une grande diversité de supports ; les écrivains eux-mêmes ont des pratiques de plus en plus hybrides, mêlant textes, sons et images. Il faudra bien adapter la législation à cette nouvelle donne et revenir sur un certain nombre de dispositions, comme par exemple l’interdiction de la vente par lot. Pourquoi celui qui achète un livre en pléiade ne pourrait-il pas bénéficier d’un accès préférentiel au fichier numérique associé, de façon à pouvoir lire le texte au format électronique sur d’autres supports ?
Quant au secteur de la distribution, il ne se structure plus de façon aussi manichéenne qu’on veut bien le dire. Confrontés d’un côté à l’explosion du nombre de parutions et de l’autre à l’augmentation de leurs charges (notamment de loyers), les libraires indépendants ont de plus en plus tendance, pour des raisons de rentabilité, à privilégier les ouvrages à rotation rapide et à sacrifier eux aussi à la logique du fast-food. Et ce n’est certainement pas en leur attribuant un label spécifique, comme le recommande le récent rapport d’Antoine Gallimard, que l’on résoudra le problème. Aujourd’hui, le combat pour la bibliodiversité ne saurait se résumer à la défense du petit commerce. Il passe avant tout par le développement et l’expérimentation de nouveaux modes de diffusion : vente en ligne, vente directe à partir du site de l’éditeur, impression à la demande, etc.
Pensez-vous que la mutation technologique va contribuer à raccourcir les circuits de distribution et faire disparaître certains intermédiaires ?
La littérature en direct du producteur au consommateur : vieux fantasme ! On peut toujours imaginer qu’à terme certains auteurs diffusent eux-mêmes leur prose par voie électronique, comme l’a fait Radiohead récemment dans le domaine musical. Mais le phénomène ne peut être que marginal, confiné à des auteurs ultra-célèbres. Le vrai risque de court-circuit selon moi provient plutôt des services d’impression à la demande (POD, print-on-demand) développés par certaines enseignes de distribution (comme Amazon avec Booksurge par exemple). Officiellement, il s’agit de commercialiser des ouvrages tombés dans le domaine public ou des textes inédits d’auteurs non publiés par ailleurs (sur le modèle lulu.com). Mais on peut très bien imaginer que certains écrivains confirmés négocient, via leurs agents littéraires, des contrats d’exclusivité avec ce type de service pour publier leur dernier roman en POD (avec plus de 40% de droits d’auteur à la clé), quitte ensuite à le diffuser en seconde fenêtre via les circuits éditoriaux traditionnels.
De façon générale, je ne crois pas du tout au mythe de la « désintermédiation », c’est-à-dire à l’idée que les nouvelles technologies vont, comme par miracle, supprimer les intermédiaires entre l’auteur et ses lecteurs potentiels. Il me semble que le mouvement de l’histoire va plutôt en sens inverse. Je rappelle qu’au temps de Diderot, le métier d’éditeur n’existait pas en tant que tel et se confondait avec celui de libraire. Il est fort probable que ce processus de segmentation se poursuive et s’accélère à l’ère du numérique. Les différentes fonctions prises en charge jusqu’à présent par les éditeurs – la validation de l’œuvre, sa fabrication, sa distribution et sa monétisation – vont sans doute se répartir à l’avenir entre plusieurs prestataires spécialisés sur chacun de ces créneaux.
Avec la mondialisation des circuits de diffusion, la prolifération des supports et l’éclatement des modes de consommation, l’auteur est de toute façon condamné à négocier avec un nombre croissant d’intermédiaires. Dans ce contexte, l’agent littéraire est appelé à jouer un rôle de plus en plus central, à la fois pour l’aiguiller, préserver sa liberté, garantir ses droits et lui assurer les meilleures conditions de circulation de son oeuvre.
Propos recueillis par mail en octobre - novembre 2008
Références bibliographiques :
Denis Diderot, Lettre sur le commerce de la librairie (1763)
Les majorats littéraires (choix de contributions au débat sur le droit d’auteur au XIXe siècle, présentées par Dominique Sagot-Duvauroux), Les presses du réel.
Lucien X. Polastron, La grande numérisation - Y a-t-il une pensée après le papier ?, Denoël (2006).
Xavier Skowron-Galvez, La relation entre l’auteur et son agent littéraire. Aspects juridiques, Légipresse (2006).
L'agent, l'éditeur et la dictature des « big books », article critique d’André Schiffrin sur les agents littéraires, paru dans Le mondes des livres daté du 18 janvier 2007.
Revue Tina N°4 (août 2009)
Manifeste esthétique 2.0.
Maria Wutz et Pierre Ménard Remix
Critique d’art, spécialiste de la collection Devautour, Maria Wutz développe depuis près de vingt ans une réflexion originale sur le statut de l’œuvre d’art à l’ère du numérique. Elle a notamment publié Supplément au cours préparatoire d’esthétique (Instituts français – Goethe Institut, 1989), L’art après Hypercard (introduction à l’exposition Générique, Meymac, 1992), Art World Wide Web (revue Omnibus, juillet 1995) et préfacé l’ouvrage de son confrère Pierre Ménard Double certitude (Editions de la différence, 1991). Elle travaille actuellement à l’élaboration d’une Théorie des oeuvres sympathiques, visant à « donner sens à tous les indices d’une tendance actuelle à la disparition et à la “désertion” de la scène de l’art, et à en dégager un véritable manifeste artistique ». A l’heure où il est de bon ton de dénoncer la misère de la critique, il nous a semblé opportun de proposer ici un bref échantillonnage des travaux de Wutz et Ménard, qui malgré leur caractère parfois énigmatique, éclairent mieux qu’aucun autre les enjeux et les visées de la création artistique aujourd’hui. A lire en contrepoint à notre manifeste anti-littéraire paru en septembre 2008 dans la revue Ironie.
Avertissement
Ici règne la citation, la pincée d’écriture, le fragment de code, car aucun des promoteurs du jeu ne peut prendre au compte de sa propre personne ce qu’il n’est jamais seul à écrire.
Etat des lieux
L’art s’est, pour ainsi dire, fragmenté : le grand royaume, en se morcelant, a formé une foule de petites républiques. Chaque artiste a tiré la foule à lui, la flattant, lui donnant les jouets qu’elle aime, dorés et ornés de faveurs roses. L’art est ainsi devenu chez nous une vaste boutique de confiserie, où il y a des bonbons pour tous les goûts. (…) Ce peuple de décorateurs étroits et bourgeois fait un bruit de tous les diables ; chacun d’eux a sa maigre théorie, chacun d’eux cherche à plaire et à vaincre. La foule adulée va de l’un à l’autre, s’amusant aujourd’hui aux mièvreries de celui-là pour passer demain aux fausses énergies de celui-ci. Et ce petit commerce honteux, ces flatteries et ces admirations de pacotille se font au nom des prétendues lois sacrées de l’art.
J’ai oublié de dire que le mot « art » est le seul que les carpes soient capables de prononcer.
L’esprit de notre temps, où règne un arbitraire rebelle à toute loi, préfère sacrifier le monde et le Tout au culte maladif du Moi, pour se dégager dans le néant un libre espace de jeu ; il arrache, comme s’il était une entrave, le bandage de ses plaies.
Le monde est plein au point qu’on y suffoque. L’homme a mis sa marque sur chaque pierre. Chaque mot, chaque image, est loué, hypothéqué.
Que veut donc dire donner un enseignement ? Rien de plus que donner des signes ; mais de signes, le monde et le temps tout entier sont déjà pleins ; c’est de lire ces lettres qui manque justement ; nous voulons un dictionnaire et une grammaire des signes. L’art apprend à voir, alors que le pur et simple enseignant appartient au chiffre plutôt qu’au service de chancellerie du déchiffrage.
L’art a déserté les œuvres. Il s’est réfugié entre les œuvres, là où seul l’organisateur de l’exposition peut le saisir. Il n’est donc plus possible de le mettre en scène ailleurs que dans l’exposition elle-même. L’organisateur est devenu réalisateur, les artistes acteurs ou simplement figurants. Que les artistes aient presque tous démissionné ne fait hélas aucun doute (paresse, cupidité, naïveté ou désinvolture selon les cas). Pour qui aurait encore la prétention démesurée de continuer seul l’art, la voie peut sembler ouverte : cesser d’être artiste et organiser l’exposition de ceux qui n’ont que l’ambition raisonnable d’être artiste.
Inspiration
Lorsqu’on a quelque chose à dire, on ne saurait mieux le dire qu’à sa manière ; et lorsqu’on n’a rien à dire, celle-ci convient encore davantage.
Depuis Pasteur le mot spontané prête à sourire.
Retourner à la spontanéité serait retourner aux stéréotypes dont notre « profondeur » est constituée.
Une main dont la passion fait battre fiévreusement le pouls est incapable de tenir et de conduire avec fermeté le pinceau de la poésie et du lyrisme. La pure indignation fait sans doute des vers, mais non des meilleurs ; la satire même est mieux aiguisée par la suavité que par la colère, tout comme le sucre des raisins de Corinthe renforce l’acidité du vinaigre, tandis que l’amertume du houblon la gâte.
A dire vrai, les yeux se lassent vite de voir le bonheur exposé, mais pour cette seule raison qu’il ne tarde pas à cesser de croître. A l’inverse, le poème des souffrances intéresse longuement, parce que le poète, comme hélas le destin, peut longuement les accroître : la joie a peu de degrés, la douleur seule en a tant ;
Les champs de la réalité sont répartis en un damier sur lequel l’auteur peut aussi bien jouer au vulgaire jeu de dames, à la polonaise, qu’au royal jeu d’échecs – maniant tantôt de vulgaires pions, tantôt des figurines et de l’art.
Intrigue
Plus l’intrigue est de nature conceptuelle, plus elle est difficile à dénouer, et d’autant meilleur le dénouement réussi ; préférez donc les nœuds du vouloir à ceux du hasard.
Sans nécessité intérieure l’art est une fièvre. Mais rien n’est nécessaire que ce qui est libre ; ce sont les esprits qui introduisent la détermination dans l’indétermination du mécanique. La matière inerte du hasard s’offre à tout l’arbitraire de l’artiste, et à l’industrie de sa main. Et pourquoi et par où l’artiste a-t-il la maîtrise servile du hasard ? Seulement par un Moi, et c’est donc par un personnage que l’événement trouve un contenu.
Avez-vous deux buts ou intrigues spirituels : il faut alors faire de l’un le moyen de l’autre, sans quoi ils vont se pulvériser réciproquement.
Il est excellent qu’un dénouement apparent dissimule quelque peu le véritable. Mais il faut se prémunir contre l’interprétation erronée qui résout les difficultés, faussement sans doute, mais aux dépens de l’ambiguïté.
Ce qui est le plus indispensable au roman, c’est le romantisme, et peu importe dans quelle forme on le frappe ou le coule. Jusqu’ici pourtant les stylistes exigeaient bien plutôt que le roman exorcise l’esprit romantique au lieu de le posséder ; le roman avait à surveiller et réprimer le peu de romantisme qui risque encore de couver sous la réalité. Tel un poème didactique non versifié, leur roman devint un épais manuel pour théologiens, philosophes, mères de famille. L’esprit devint un agréable vêtement du corps. De même qu’autrefois, dans les drames pédagogiques des Jésuites, les écoliers se costumaient en substantifs et en leurs flexions, en vocatif, datif, etc., pour les mettre en scène, - de même les personnages et types humains représentaient paragraphes, applications pratiques, indications exégétiques, propositions pertinentes, cours supplémentaires hétérodoxes ; le poète nourrissait les lecteurs de lettres toutes cuites.
Talent
Dès qu’il est en possession de son style, l’artiste talentueux déteste par nature toute activité artistique
La beauté est ce qui, dans le temps le plus bref, procure le plus grand nombre d’idées. (Négligeons la question de savoir comment les idées se mesurent dans le temps).
Un prestidigitateur n’est pas un artiste, et le premier lui-même n’a quelque intérêt et quelque poésie que tant qu’il n’a pas tué ses prodiges en les expliquant ; il n’y a personne pour regarder des tours dont le mystère est éclairci.
En art le simple talent est d’un dogmatisme exclusif, voire mathématique, et donc intolérant ; il numérote les édifices stylistiques et déclare habiter au numéro 1, au numéro 99, ou ailleurs, tandis que le grand artiste séjourne dans la merveille du monde, dans un labyrinthe rempli de pièces innombrables.
L’unique facette dont le talent se constitue est seule à ne jamais donner qu’un son, comme une corde de piano que frappe le marteau ; mais le génie est semblable à une harpe éolienne : elle se joue et se rejoue elle-même, en des tonalités multiples sous le toucher multiple du vent.
De même que tout bâtiment bien fait doit rendre un son déterminé, tout roman doit abriter un esprit universel qui, tel un dieu à l’égard de la libre humanité, lie et entraîne secrètement l’ensemble historique vers un seul but, sans interrompre son libre mouvement : un roman qui se borne à l’histoire n’est qu’un récit.
. Stratégie
Partout c’est la position qui donne la victoire, au guerrier comme à l’artiste.
Que l’art vienne à nous où et comme il veut, qu’il revête comme le diable des ermites ou le Jupiter des païens tel corps malingre et chétif : pourvu qu’il l’habite vraiment, son bal masqué sera le bienvenu. Un artiste, dès qu’il est là, doit comme l’esprit de l’univers prendre sur terre toute forme dont lui seul peut se servir et se vêtir.
Oui, je crois que dans la jeunesse un emploi est plus sain qu’une revue d’art – bien que plus tard ce soit l’inverse
Imiter la ruse du lièvre que les chasseurs appellent « doubler la voie », c’est à dire revenir sur ses pas pour mettre les chiens en défaut.
L'artiste doit savoir écrire lui-même son propre commentaire à l'envers, afin qu'il se rende lisible par une seconde inversion dans le miroir de l'art.
Dans le domaine du pur savoir, la discrète manifestation de l’auteur, tout autant que sa dissimulation dans l’art, témoigne souvent d’un pouvoir supérieur
Plus d’un artiste utilise pour la navigation de sa carrière un personnage fermé, dissimulé, parce qu’il peut faire souffler des inversions de vent pour des caps inversés.
Désormais, grâce à l’exercice de nos pattes sauteuses spirituelles, grâce à la connexion plus légère de toutes les idées, grâce au troc généralisé entre les diverses régions cervicales, et grâce à une égalisation et à un nivellement accrus et poursuivis en nous comme hors de nous, le monde doit s’achever en figures audacieuses, de même qu’il commença par là. Pareilles aux tulipes - dont on ne connaissait il y a deux cents ans que la jaune, et qui comptent à présent 3000 variétés – les fleurs du ready-made doivent de plus en plus diversifier leurs couleurs par leur pollinisation réciproque. On permettrait de plus grands progrès en art par la mise en rapport d’objets plus éloignés.
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Remerciement à Jean Paul (1763 – 1825) , Cours préparatoire d’esthétique (Edition l’âge d’homme, traduction et annotation de Anne-Marie Lang et Jean-Luc Nancy).